Anthony
Dunne et Fiona Raby
Jean-Max Colard, «Le corbeau», Les Inrockuptibles,
Paris, 3 juin 1998, p. 65
Deux artistes anglais ont créé un téléphone
détecteur de mensonge : grâce à lui, la vie devient
dure comme un coup de fil.
Situé au carrefour des arts et de la production industrielle,
le domaine fluide du design se trouve de plus en plus investi par les
artistes contemporains. A Poitiers, Fabrice Hybert expose ses Prototypes
d'Objets en Fonctionnement, formes hybrides dont la fonction mouvante
varie au gré des usagers. Surtout, l'atelier Van Lieshout envahit
la ville de Rabastens avec ses containers et maisons mobiles, lieux
de vie et de survie. Plus critique, Catherine Ginier-Gillet songe à l'idée
farfelue d'un "design patacivique" et a créé La
Prétentieuse, chaise soi-disant destinée à quatre
personnes, composée de quatre dossiers, huit pieds et quatre
assises, mais qui s'avère au final inutilisable, impossible,
absurde.
Mais c'est avec le Truth phone, réalisé par les
deux artistes et designers anglais Fiona Raby et Anthony Dunne, que cette
mise en cause du design devient la plus expressive. Objet massif et noir
mis à la disposition des visiteurs du Magasin à Grenoble,
ce téléphone-vérité est renforcé par
une sorte de baromètre mesurant le niveau de stress de votre interlocuteur
au moment de l'appel. Des fiches plastifiées rouges l'accompagnent,
qui indiquent aux espions amateurs la marche à suivre : d'abord
des questions anodines sur la santé ou la météo,
histoire d'assouplir la vigilance éventuelle de l'interlocuteur,
d'évaluer sa moyenne émotionnelle. Au beau milieu de cette
conversation simple en apparence, on glissera alors des questions plus
poignantes, demandant s'il est besoin à Eric T.,32 ans, célibataire,
ce qu'il faisait à Dijon dans la nuit du 22, ou au jeune Philippe,
14 ans, de nationalité française, collégien à
Saint-Etienne, s'il est bien allé à l'école cet après-midi.
Détecteur de mensonge, instrument de torture, le Truth phone
va à contre-courant de toute la tradition du design, domaine où
règne l'idée de confort, où les formes s'arrondissent,
où les couleurs, savamment dosées, sont à la fois
vives et douces. Contre cette école du bien-être, contre
cet art de vivre, Raby & Dunne imposent avec cette installation baptisée
Design noir l'idée d'un design inquiétant, insécuritaire,
qui développe chez l'utilisateur de l'objet des attitudes franchement
totalitaires. On est loin des pubs pour France Telecom, Ola, SFR ou Bouygues,
toutes suintantes de bonheur communicationnel. Truth phone est
donc un objet contemporain, en phase avec une époque marquée
par le FN, les nouveaux corbeaux, la dénonciation du voisin, la
chasse au clandestin et les écoutes téléphoniques.
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