LATIFA ECHAKHCH
Il m’a fallu tant de chemins pour parvenir jusqu’à toi
3 juin au 2 septembre 2007
du mardi au dimanche de 14h à 19h
INTERVIEW VIDEO Juin 2007 / 2mn39s |
© La Compagnie des Vidéastes
06/07
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Dans l’espace de la Rue se dessine au sol un entrelacement de chemins.
Au fond, s’élève un mur bleu. Un paysage profond, léger,
suspendu, paisible, ouvert, peu encombré et peu intimidant s’ouvre.
Les murs sont blancs et vides. Des îlots d‘objets, des apartés,
discrets, poétiques et pourtant évocateurs, s’échouent
au bout de chemins. Avec Il m’a fallu tant de chemins pour parvenir
jusqu’à toi
de Latifa Echackhch, née au Maroc en 74 et vivant en France, on pénètre
dans une autobiographie plastique secrète. À travers son chemin,
une histoire personnelle, elle pose subtilement, mais intensément, la
question post-coloniale. Une pierre fendue, placée en amont des chemins,
dans laquelle il manquerait l’épée Excalibur, est un symbole
fort de la geste occidentale, c’est-à-dire le départ vers
la quête, donc l’esprit de conquête. Des morceaux de sucre
disposés en tas, renvoient à l’individualisation occidentale
(une boisson = un sucre), alors qu’au Maroc, le sucre est fondu dans la
théière commune. Le sucre, c’est aussi l’histoire de
l’esclavage : une denrée de luxe que les africains rapportaient
aux blancs au péril de leur vie. L’artiste décrit également
des contextes socioculturels : au bout d’un chemin, des rouleaux d’imprimerie
sont recouverts de linoléum et, plus loin, des seuils de portes placés
en carré (une cellule ?), évoquent les vies en HLM. Le mur éclatant
de bleu est réalisé avec des feuilles de carbone utilisées
pour les nombreux tracts dans les années 70. Cette artiste précise
mêle aussi des éléments de culture orientale et occidentale
: les chemins sont dessinés à partir «d’une simple étoile
ornement classique des portes des mosquées»,et sont aussi réalisés
en goudron. Elle met ainsi en débat, sans éclat de voix, les problématiques
de notre monde. Et, en attirant l’attention sur l’invisible, la fragilité,
les failles, comme ces gouttes colorées pour l’occasion, elle confère à ce
vaste espace, une étonnante intimité.
Quand on regarde votre exposition, on distingue un espace horizontal
vaste et des apartés composés d’œuvres ramassées.
Travaillez-vous souvent sur plusieurs échelles ou bien est-ce dû à l’espace
de La Rue ?
Latifa Echakhch : C’est en partie dû à l’espace du Magasin.
Vaste, puisque 900 m2. Et j’ai rarement travaillé sur de telles
surfaces. À Bourges, une fois, j’ai eu à gérer un
grand espace, j’avais aussi joué sur différentes échelles.
J’avais monopolisé la première partie de l’exposition
qui d’habitude sert juste d’entrée pour la grande salle d’exposition
et dans la grande salle, j’ai fait une grande projection dans le noir.
Ce qui fait que l’espace d’exposition n’était pas utilisé.
Alors oui, quand c’est possible de jouer sur les échelles je le
fais, mais cela dépend de l’espace.
Avec votre titre, Il m’a fallu tant de chemins pour parvenir jusqu’à toi,
il semble que vous abordiez le terrain de l’intime. Celle de votre histoire
qui croise l’histoire collective. Est-ce que cette exposition est liée à votre
temps de vie passée à Grenoble ?
Oui, complètement. On me propose de faire ma première grande exposition
monographique, seule, dans une institution et on me la propose dans une ville
où j’ai découvert pour la première fois l’art
contemporain, où j’ai entamé mes études d’art,
où j’ai vécu le début de ma vingtaine, donc bien sûr
il y a ici un côté retour aux sources, retour au pays, mais pas
vraiment au pays puisque mon pays c’est le Maroc, mais le retour dans cette
région Rhônes-Alpes, c’est un peu comme un retour à la
case départ, surtout par rapport à l’art. J’ai donc
pensé mon exposition en fonction de cela, c’est-à-dire, qu’est-ce
qui s’est passé depuis, quelles sont finalement les choses que j’ai
développé dans mon travail depuis que j’ai commencé mes
premiers travaux artistiques à Grenoble, quel chemin ai-je parcouru, quel
chemin est passé. Donc, on le retrouve beaucoup dans l’exposition.
C’est une exposition assez sèche puisque les œuvres sont un
peu cheap, pas tout à fait correctement finies. On n’est pas du
tout dans des objets designés, les choses sont bancales, je me heurte à des
matériaux qui ne sont pas conçus normalement pour faire des œuvres
d’art, c’est pas du matériau noble. C’est une exposition
statment, un peu affirmative sur ma démarche, où je la réaffirme.
C’est une sorte de bilan qui m’a demandé de radicaliser au
maximum mes travaux, ma démarche, les sujets abordés, c’est
comme si j’avais réduit à l’essentiel, au maximum que
je pouvais réduire. Je crois qu’on le lit assez bien même
dans les matériaux que j’utilise et la façon dont je les
mets en place.
Justement, comment choisissez-vous les matériaux ?
C’est des matériaux que je connais, il n’y a pas de rapport
trop distant : la papier carbone, on l’utilisait quand j’étais à la
maternelle, ou pour imprimer des tracts dans les années 70, les pains
de sucre de deux kilos, je les trouvais dans mon village natal au Maroc, le sucre
en morceaux dans toutes les cuisines, le linoléum, je l’ai pas mal
pratiqué en habitant en HLM, les seuils de portes aussi, les format 73
cm pour les entrées de portes, le goudron.
Ce sont des matériaux banals, du quotidien ?
Pas du quotidien, ce terme m’embête un peu, je ne l’utilise
pas trop, car en tant que femme artiste si on me relègue au quotidien,
on me relègue à la cuisine.
Je ne l’entendais pas comme cela...
Je sais, mais on peut vite avec ce champ lexical faire ce lien. C’est effectivement
plus à la banalité des objets à laquelle je m’attache.
La banalité des objets cela signifie qu’ils sont très reconnaissables,
facilement identifiables. Et si on est un peu idéaliste, on peut toucher à l’idée
de l’universel, donc par un biais beaucoup plus modeste. La modestie est
un adjectif qui me convient : emmener dans le champ de l’art du papier
carbone, du lino, du sucre, cela désacralise l’œuvre d’art.
Il n’y a pas de caractère exceptionnel ni dans l’œuvre,
ni dans mon geste, et j’aime bien ce caractère modeste.
Article et interview de Séverine
Delrieu ("L’intime est vaste" & "Camouflage
et dévoilement") /
Petit Bulletin - N°621
- 6 juin 2007