Tracey Emin




"Un mutisme qui en dit long" (Tracey Emin)
Les Affiches, Grenoble, 22 février 2005, p.125

Un film vidéo, une photo Polaroïd, une gravure monotype et une composition au néon : ici, l'oeuvre est aussi elliptique que chargée de sens. En quatre pièces peu spectaculaires, Tracey EMIN trouve à nouer son laconisme avec notre envie de nous raconter des histoires. Usant d'une confondante économie de moyens, elle nous encourage à l'autofiction. Cette jeune artiste londonienne, en se fondant sur ses propres expériences intimes, entremêle la réalité et l'imaginaire, l'émotion et le fantasme, le sentiment et la sexualité. Ainsi, ce portrait féminin au Polaroïd parvient-il à s'empreindre à la fois de mutisme et d'expressivité. Son cadrage très serré ne montre que le menton, la bouche, le bas du nez et quelques mèches de cheveux. L'absence des yeux ouvre des perspectives à notre appétit d'interprétation; d'autant que les lèvres obstinément closes font flotter sur ce visage un parfum de dureté et de violence à demi contenue; et confèrent à cette image, du coup, une aura confusément romantique. C'est à une ambiguïté plus trouble encore, que renvoie le monotype de Tracey EMIN : intitulé Sometimes I look at myself (et légendé « Well what do you want »), ce dessin propose en quelques traits évasifs un gros plan sur le bas-ventre d'une femme (la fente d'un sexe et le compas de deux cuisses)...
Ainsi, en une exposition qui pourrait paraître de prime abord minimaliste, Tracey EMIN élabore en réalité un univers fort, obsessionnel et cohérent — bien que livré par bribes éparses et bouts de récits tenus en suspension. Encore qu'apparemment hétérogènes, ces quatre oeuvres tournent en la cernant, chacune par une stratégie différente, autour d'un centre vide, d'un trou noir : le gouffre sans fond sur quoi tient une existence.

Jean-Louis Roux