Press release (french)

"Je suis absent jusqu’à mon retour"

Le 26 avril 1986, était inauguré le MAGASIN, Centre National d'Art Contemporain de Grenoble. L'ancienne usine Bouchayer-Viallet construite par les ateliers d'Eiffel était devenue un Centre d'Art. Les travaux n'avaient duré que 6 mois.

Jacques Guillot, Maître d'ouvrage, avait demandé à Patrick Bouchain, l'architecte, de ménager dans ce lieu un espace ouvert que les artistes pourraient investir en y réalisant des oeuvres "in situ". De nombreux artistes aujourd'hui créent en effet des oeuvres indissociables du lieu de leur exposition, en acceptant souvent par là-même le caractère éphémère.

Pendant la période d'inauguration, le MAGASIN présenta une oeuvre in situ de Daniel Buren "Diagonale pour un lieu avec bois, câbles et peinture", des installations vidéo de Brian Eno, et ce porte-folio dont Jacques Guillot écrivait :
"Témoigner de la formidable histoire de l'usine Bouchayer-Viallet, c'est peut-être, plutôt que l'enfermer dans un passé nostalgique, la lancer dans l'avenir, en faire un lieu vivant de la création contemporaine.
Ouvrir le MAGASIN aux artistes, c'est préserver son architecture et lui offrir la meilleure chance de ne pas disparaître. Les oeuvres réalisées pendant la durée des travaux par douze "parrains" du Centre National d'Art Contemporain de Grenoble sont regroupées dans un porte-folio. Ces artistes offrent ainsi une histoire à ce jeune centre et permettent, ce qu'avec d'autres ils continueront demain, que reste vif le témoin d'un moment important de l'histoire de Grenoble, et qu'il devienne essentiel à son histoire à venir".

QUENTIN BERTOUX
TERRA LOTUS 1 & 2

Quentin Bertoux est photographe. C'est lui qui fournit au Magasin la grande majorité des photos utilisées pour les posters, les cartes postales, et les catalogues. C'est lui également qui travailla avec les artistes à la réalisation de ce porte-folio.

Pour cette photo, la première faite dans ce lieu, Quentin Bertoux se situe comme artiste photographe.

Quentin Bertoux aime nous dérouter par des images ambiguës et insolites. Dans plusieurs de ses photos, on voit des objets flotter dans l'espace. Ici, ce sont deux personnages (deux danseurs du groupe Emile Dubois) qui sont suspendus au-dessus du vide, dans une position incompréhensible. Et cette situation étrange contraste avec le cadrage rigoureux utilisé par Quentin Bertoux : un décor (une partie de la verrière) choisi pour son organisation graphique et un personnage bien au centre. Rien ne sort du cadre, chaque chose est à sa place, bien rangée comme dans une boîte.

Contrairement aux images de reportages, les photos de Quentin Bertoux sont le résultat de mises en scène très travaillées. Ce que montre la photo est réel (il n'y a pas de montage), mais c'est une réalité très artificielle. De cette opposition vient notre sentiment d'étrangeté.

"Terra Lotus" est le nom des fleurs que tiennent les personnages. C'est un titre qui ne propose pas une interprétation de l'oeuvre, Quentin Bertoux ayant volontairement évité de donner une explication qui aurait été réductrice.


DANIEL BUREN
DIAGONALE POUR 2 PAGES
AVEC ENCRE VERTE (PANTONE 361)

Lorsque le grand public le découvrit, grâce aux débats suscités par son oeuvre du Palais Royal, Daniel Buren avait déjà acquis une large renommée internationale, et réalisé des expositions dans le monde entier.

Depuis 1965, Daniel Buren utilise dans son travail des bandes alternées de 8,7 centimètres de large, blanches et colorées, variant les dimensions, la forme et le matériau du support ainsi que la couleur des bandes, en fonction de l'espace et du contexte dans lequel il travaille.

On ne comprend pas le travail de Daniel Buren si l'on regarde ses oeuvres comme des peintures abstraites. Car sa réflexion sur l'art ne se limite pas à la question de la représentation. Il dénonce l'idée d'un art prétendu autonome, met en évidence le lien qui existe entre l'oeuvre et son environnement, spatial et temporel, notamment le lieu de son exposition. Ainsi on a pu dire que le travail de Daniel Buren consistait à "exposer visuellement ce qui ne l'est pas dans l'exposition".

C'est pourquoi, à propos des bandes alternées, Daniel Buren parle d'"outil visuel". Ses oeuvres en effet se montrent dans un lieu mais en même temps le révèlent. Cette "révélation" ne porte pas seulement sur les caractéristiques architecturales du lieu, mais aussi sur son histoire, sa fonction économique, sociale, idéologique, etc... Ce sont donc toujours des oeuvres "in situ".

Pour l'inauguration du Magasin, Daniel Buren installa dans la "rue" sa "Diagonale pour un lieu avec bois, câbles et peinture", oeuvre qui prenait en compte à la fois l'espace, l'histoire et la nouvelle fonction de la halle Bouchayer-Viallet.

L'oeuvre réalisée pour le portefolio en est un écho explicite : une autre diagonale, dont le titre mentionne également les matériaux utilisés. Lors de l'accrochage pour l'exposition du portefolio, seul le travail de Daniel Buren n'était pas encadré mais à même le mur, rappelant ainsi sa fonction d'outil visuel et non d'oeuvre autonome.


ERIK DIETMAN
REFLEXIONS SUR LA SCULPTURE MODERNE

Erik Dietman n'est pas de ces artistes que l'on peut aisément classer ou définir : il a participé à de nombreux mouvements de l'art contemporain, mais sans jamais y rester, se situant toujours par rapport à l'art du moment et y faisant souvent explicitement référence, non sans humour : ainsi, lors de l'arrivée de la "Transavantgarde" sur la scène artistique, Erik Dietman inventa la "Transavangogh"

En trente ans, son travail a pris des formes très variées : objets recouverts de sparadrap, peintures sur différents supports (sur bêches notamment), sculptures aux matériaux divers (bois, terre, marbre, bronze etc...) et aux noms souvent insolites ("Cacafish -Cafishca").

Ces "Réflexions sur la sculpture moderne" ne sont pas étrangères à la réflexion des sculpteurs d'aujourd'hui sur le socle, ou au travail des artistes qui utilisent les objets du quotidien.

Dans cette interrogation sur le rôle et la nature de l'art, se mêlent le tragique et l'humour. Dietman est un bon vivant, insolent, facétieux. Il joue avec les mots, se moque des artistes, et souvent de lui-même. Il n'aime pas ceux qui se prennent trop au sérieux, même devant les questions graves.


JEAN-MARIE KRAUTH
LE VINGT FEVRIER VERS SEIZE HEURES TRENTE

La halle Bouchayer-Viallet, qui abritait à l'origine la fabrication de conduites forcées nécessaires à exploitation de la houille blanche, fut transformée, pendant les guerres, en usine d'armement. Plus tard, les ouvrières travaillèrent pour une usine de chocolat.

Jean-Marie Krauths'est souvenu de l'histoire de cette halle industrielle devenue Centre d'Art, en fabriquant ces petites sculptures de plomb fondu dans des moules à chocolat. On y reconnaît le Saint-Nicolas cher aux enfants de certaines régions (Jean-Marie Krauth est alsacien). Le bonhomme est en conversation avec un lapin, une situation qui semble sortie d’ «Alice aux pays des merveilles». Ils sont comme cachés, là-haut sous la verrière, dans ce lieu surélevé où l'on surplombe toute la halle. Et ces deux figures minuscules, la prise de vue les met en évidence, en fait les sujets centraux de la photo. Comme dans «Alice aux pays des merveilles» encore , la taille est une notion toute relative.

On retrouve souvent, chez Jean-Marie Krauth, ce jeu sur la miniaturisation, sur les différences d'échelle , et ces références aux contes pour enfants.

Et le spectateur se sent surpris, ému, par cet univers ambigu et poétique.


BERTRAND LAVIER
GRANDEUR NATURE

Pour Bertrand Lavier, la fonction de l'art n'est pas d'apporter des réponses mais de poser des questions. Ses oeuvres nous interrogent sur ce que nous nommons "art", "peinture". Le langage est en effet au coeur du travail de Lavier. C'est en tentant de décrire, de désigner ses oeuvres, que nous prenons conscience de leur ambiguïté et des questions qu'elles soulèvent.

Lorsqu'il recouvre de peinture des objets utilitaires (un piano, un réfrigérateur, un panneau de signalisation etc...), Bertrand Lavier inverse le fonctionnement habituel de la peinture : l'objet n'est plus représenté, il est à la fois le sujet montré "grandeur nature", et le support. Et la peinture qui le recouvre est envisagée comme matière, la touche "haute pâte", "à la van Gogh" étant choisie pour son caractère de cliché de la peinture moderne.

En recouvrant des fenêtres, Lavier donne à voir ce qui est habituellement traversé par lé regard. Le pourtour de la fenêtre devient comme un cadre. Serions- nous devant un tableau ?

Ici, la partie manquante de la fenêtre cassée et le flou de l'arrière-plan nous interdisent de le penser. Lavier joue avec la profondeur de champ, nous montrant bien que nous sommes en présence non d'une photographie d'oeuvre, mais d'une oeuvre conçue, dès le départ, pour jouer avec les effets de la technique photographique.


ANGE LECCIA
ARRANGEMENT

Depuis quelques années, Ange Leccia réalise des "arrangements" : il dispose dans l'espace des objets souvent empruntés aux nouvelles techniques des médias : projecteurs, haut-parleurs, postes de télévision. Leccia joue sur leur position les uns par rapport aux autres, ménageant parfois entre eux des rencontres où ils semblent personnifiés, comme en témoignent les titres de deux arrangements où des projecteurs se font face : "Conversation", "Le Baiser" (tous deux de 1985).

En mettant face à face deux Volvo sous la verrière du MAGASIN, Leccia montre à nouveau le contact de deux sources lumineuses, mais il pose aussi la question des rapports entre l'art et l'industrie. On parle de plus en plus aujourd'hui de mécénat d'entreprise. Des artistes comme Leccia ont l'habitude, pour la réalisation de leurs expositions, de faire appel aux partenaires privés.

Mais surtout l'industrie dispose de moyens matériels qu'aucun sculpteur n'aura jamais, et elle n'abandonne pas aux artistes le terrain de la recherche esthétique (designers et ingénieurs esthéticiens sont là pour le prouver). N'est-il pas vain et prétentieux de la part des artistes, de regarder avec mépris cette création-là ?

Cette interrogation sur l'art industriel, Leccia l'a poursuivie en 1987, à la Documenta 8 de Kassel, haut lieu de l'art contemporain international :
Le commissaire de l'exposition lui ayant demandé "Quelle est votre dernière production ?", Ange Leccia s'adressa à Mercedes et leur demanda "Quelle est votre dernière production?". Leccia exposa le dernier modèle Mercedes tournant sur un socle, intervention qu'il intitula "Mercedes présente Ange Leccia".


KEN LUM
SCULPTURE SANS TITRE

Ken Lum réalise ses sculptures avec des objets d'ameublement (canapés, tables, luminaires etc…) dont la disposition géométrique simple rappelle l'art "minimal". Quant au caractère fermé de l'installation - on ne peut entrer et aller s'asseoir - il montre, sans ambiguïté, que ces meubles ne sont pas là pour leur usage habituel, qu'ils sont donnés à voir autrement.

Dès 1913, Marcel Duchamp, avec ses "ready made", a suscité un regard différent sur les objets industriels : en plaçant dans un musée un porte-bouteilles ou un urinoir, il attirait l'attention sur leurs caractères formels, insistait sur le rôle du lieu d'exposition, et posait la question du rapport entre l'art et la vie.
Chez Ken Lum, l'objet n'est pas seulement sorti de son contexte habituel, il est intégré à une composition d'ensemble, devenant matériau pour une sculpture.

En même temps, cette démarche s'accompagne d'une réflexion idéologique. Ken Lum s'intéresse aux images auxquelles on confie le soin de vous représenter : il a travaillé sur les portraits et sur les logos. Le mobilier aussi joue un rôle essentiel dans le paraître social. Sinon, il ne serait pas l'objet de tels investissements financiers.

Les meubles sélectionnés par Ken Lum pour la photo du porte-folio sont des meubles de luxe, de ceux dont la possession est signe de réussite sociale. Ils contrastent avec les murs délabrés qui leur servent de cadre : une partie de la halle qui n'a pas été restaurée.


PIERRE MERCIER
DE LA NATURE DES RESTES

Pierre Mercier se souvient qu'enfant, il faisait du vélo dans la halle Bouchayer-Viallet. Ainsi fut-il particulièrement sensible à cette invitation à venir y travailler...

Les photographies de Pierre Mercier sont une réflexion sur la sculpture. Il commence par modeler son sujet, le recouvre parfois de peinture puis l'éclaire et choisit l'angle sous lequel en figer l'image, avant de le détruire.

Pierre Mercier a pris lui-même le cliché photographique. Pourtant le résultat n'est pas compris comme une photo mais comme une oeuvre d'art utilisant la photo comme outil.

Au centre de la halle du Magasin, encore riche des souvenirs de son passé industriel, se dresse un grand totem de métal et de viande. Chair et acier indissociablement mêlés.


NAM JUNE PAIK
GRENOBLE T.V

Compositeur, ami d'artistes comme John Cage ou Joseph Beuys, auteur d'actions publiques pleines d'humour et d'insolence, Nam June Paik est surtout connu pour ses travaux dans le domaine de la vidéo : comme ingénieur, puisqu'il a été le co-inventeur du premier synthétiseur vidéo ; et comme réalisateur de bandes et d'installations vidéo, virtuose de cet instrument de création à la fois visuelle et sonore qu'il appelle"piano à lumières".

Jouant sur les décompositions, les transformations, les juxtapositions, Nam June Paik crée une image extrêmement fluide qu'il oppose souvent au symbole même de l'immobilité et du repos : la figure du Bouddha, qu'il reprend à sa culture d'origine (Nam June Paik, s'il vit aux Etats-Unis, est d'origine coréenne).

Sur la façade du MAGASIN, Nam June Paik a figuré trois bonshommes naïfs : trois téléviseurs avec leurs antennes.
Ce dessin peut-être lu comme un projet pour une installation vidéographique : des murs de moniteurs vidéo obtureraient portes et fenêtres du Magasin.


KEITH SONNIER
PORTE COUPEE

Artiste américain, né en Louisiane dans une famille d'origine cajun, ayant travaillé aussi bien en Amérique qu'en Europe ou en Asie (au Japon et en Inde), Keith Sonnier a subi des influences multiples. Et son travail tente une synthèse entre la culture moderne du monde occidental et les traditions ancestrales.

Dans ses sculptures, il utilise aussi bien le bois ou le bambou que les produits des techniques contemporaines : néon ou vidéo. Keith Sonnier fait le choix de voyager beaucoup, et de toujours utiliser les matériaux du pays où il se trouve.

Lors de son séjour en Inde, il a été sensible à l'attitude du public envers les oeuvres d'art là-bas, on touche les sculptures, on les repeint sans cesse. Keith Sonnier a le souci de "faire des sculptures qui soient utilisées autrement par le public".

Dans toute son oeuvre, malgré sa diversité, on retrouve un intérêt pour les questions de communication, de langage, de symboles. Ses pièces au néon semblent inspirées des calligraphies chinoises; ses travaux de papiers découpés et froissés mêlent figures géométriques, chiffres romains, lettres stylisées.

"Porte coupée" assemble des éléments photographiques éclatés (la porte du Site Bouchayer-Viallet), des mots aisément lisibles, les chiffres de la date, les lettres dispersées du mot "MAGASIN", les initiales de l'artiste (K.S.)

Quant aux couleurs, elles peuvent, par leur vivacité et leur alternance évoquer les néons clignotants. Keith Sonnier se souvient d'avoir été impressionné, dans sa jeunesse "lorsqu'il revenait chez lui à la nuit tombée, par une grande enseigne au néon qui annonçait les plaisirs d'un club local et colorait la nuit d'une lueur électrique".


JEAN-LUC VILMOUTH
COIN

"J'essaie, par une opération très simple, de voir comment un objet peut fonctionner différemment tout en restant lui-même".

Le matériau des sculptures de Jean-Luc Vilmouth, ce sont des objets du quotidien : ustensiles, outils, meubles, appareils divers. Pendant les travaux du Magasin, Vilmouth a choisi d'utiliser ce qu'il trouvait sur place : piles de lattes de parquet et cabane de chantier.

Contrairement aux "ready-made" de Marcel Duchamp, les objets de Jean-Luc Vilmouth ne sont pas seulement déplacés, détournés, sortis de leur contexte habituel pour être regardés autrement dans un lieu d'exposition. Ils sont - c'est le terme employé par l'artiste - "augmentés" : après avoir observé la structure formelle de ses objets de départ, Jean-Luc Vilmouth ajoute, retranche, encastre..., opérant moins ainsi une métamorphose des objets que la révélation de leur potentiel poétique. "Les objets ...., dit Jean-Luc Vilmouth, je ne tiens pas à les transformer mais plutôt à les laisser se réaliser".


LAWRENCE WEINER

1 - L'artiste peut réaliser la pièce.
2 – La pièce peut être réalisée par quelqu'un d'autre.
3 - La pièce ne doit pas nécessairement être réalisée.

Ces trois phrases qui accompagnent les oeuvres de Lawrence Weiner en expliquent le principe. Pour cet artiste, l'essentiel n'est pas en effet la réalisation unique, concrète, de l'oeuvre, mais le concept qu'elle propose et que chacun peut ensuite, s'il le veut, matérialiser à sa manière.

Les oeuvres de Lawrence Weiner se présentent donc sous forme d'énoncés, décrivant le plus souvent un objet réalisable ou des relations entre les éléments.

Elles n'imposent pas une image au public mais donnent à chacun l'occasion de fabriquer sa propre image et éventuellement, de lui faire prendre corps.

Les énoncés de Lawrence Weiner sont écrits à la fois en anglais (il est américain) et dans la langue du pays où l'oeuvre est exposée. Lawrence Weiner aime les échanges par-delà les frontières linguistiques et culturelles.