I, Myself and Others
"A vous et à moi" (extrait)
Le Monde, Paris, 2 octobre 1992
[...]
Les artistes plus jeunes, français et américains, simultanément
exposés au Magasin sous le bandeau « I, Myself and the others » (Je,
Moi et les autres), semblent trop préoccupés d'eux-mêmes
pour interpeller autrui. La résistance n'est d'ailleurs pas leur problème,
sauf dans le cas de Felix Gonzalez Torres, un Cubain de New-York engagé à ses
heures, dont l'oeuvre très minimale - un enregistrement sonore et un
paquet de photocopies - rappelle l'affaire du Rainbow Warrior.
Ils ont été réunis là par Thierry Ollat, intéressé par
leurs « démarches émancipatrices » qui procèdent
d'un retour au « récit autobiographique ». Et leur
rapprochement, si on met à part Gonzalez Torres, est tout à fait
intéressant. Au-delà de leurs différences de background socio-culturel,
de sensibilité, d'âge même (moins de trente ans ou près
de quarante), chacun d'eux témoigne des ressources du « moi » face à la
dévaluation des modèles artistiques traditionnels.
Une appropriation rêveuse
On pourrait parler d'un néo-symbolisme chez Andrea Fisher, Américaine
installée à Londres, qui traduit sa perception du monde en composant
un décor : un espace qui se resserre, une étoffe noire abandonnée
sur une barre latérale, une photographie énigmatique. Et taxer
de fétichisme le travail de son compatriote Joe Scanlan, de Chicago,
qui exorcise ses angoisses de disparition en recueillant et sublimant (par
leur mise en scène) les poussières, cendres de cigares, coquilles
d'oeufs et autres résidus de consommations quotidiennes.
Marquée par les mythes littéraires de ce siècle, la Française
Dominique Gonzalez-Foerster élabore un parcours biographique imaginaire,
labyrinthique, à partir de souvenirs de biographies : une appropriation
rêveuse, en quelque sorte, des univers de Kafka, Benjamin, Anaïs
Nin et quelques autres, évoqués par une pile de livres, des agrandissements
photographiques et des couleurs murales. Chaque couleur traduit comme celles
des voyelles chez Rimbaud - la singularité d'une émotion de lectrice,
d'une « intuition » de ces vies empruntées.
Ces trois artistes se servent de leur « je », en quelque sorte,
pour transcender leur « moi » (ou vice-versa). Sean Landers,
au contraire, paraît enfermé entre le « I » (qui
pourrait s'écrire « aïe! ») et le « Myself » :
son art consiste en déroulement litanique, par vidéo ou sur papier,
de son interminable autolamentation de « fils infortuné d'un
ivrogne irlandais ». En cent quarante-cinq pages de cahiers d'écolier,
de couleur jaune, on apprend ses problèmes avec « dad » (papa), « mom » (maman)
et ce qu'il en résulte d'impuissance, de haine-amour de soi, de sacralisation-dénigrement
de l'art. Des têtes modelées fichées sur des bâtons,
qui représentent peut-être Mom, Dad et leur malheureux fiston, évoquent
les « têtes réduites » des cabinets de psychanalyse.
L'ensemble est paradoxalement tonique, passionnant.
La complainte de Sean Landers donne même des forces au visiteur qui doit
affronter ensuite l'ironie de la dernière oeuvre, cosignée Philippe
Parreno et Philippe Perrin, deux jeunes maîtres de la dérision.
Leurs portraits hilares couvrent un vaste velum figurant un amphithéâtre
fictif. Sur un mur voisin, ils ont bombé « Pubblico di merda ».
Ce qui invite ledit public à se replier rapidement sur son propre « moi »;
ou le réexpédie à la question de Barbara Kruger, sur la
porte d'entrée : « Pourquoi êtes-vous ici? »
Bernadette Bost