Franck Scurti What is Public Sculpture?
«Art de Cologne»
Numéro, Paris, Mars 2007,
p.120-122
"Une rétrospective, c'est comme une psychanalyse. Vous restructurez
les relations entre différentes images du passé pour produire
une version idéalisée du présent". Consacré au
Magasin de Grenoble, Lothar Hempel décrit pour Numéro son processus
de création.
Lothar Hempel, dandy sensible et discret de la génération 60's,
n'a pas vécu les grandes révolutions politiques, sociales et
artistiques du XXè siècle, mais continue d'en véhiculer
une relecture par son art. Cet artiste de Cologne bénéficie aujourd'hui
d'une grande rétrospective, sa première, au Magasin de Grenoble.
Difficile de cerner formellement ce travail qui brouille les références
et réactive des icônes à travers des personnages parfois
fantomatiques, héroïques ou honnis, filtrés via des mannequins
en feutrine, des photographies ou des peintures.
Son art porte sur des images diverses, des strates, de l'accumulation, des
références croisées. Il cristallise des moments précis,
ceux d'une utopie ou d'un engagement, et nous renvoient à notre présent.
Que reste-t-il? Qui reste pour résister? Et résister à quoi?
C'est flou, opaque, et cela oscille entre le Bauhaus, le design, le graphisme,
les années 70, le théâtre, les costumes, la mode. Hempel
pense que nous vivons une période effroyable: culture populaire, masses,
foules, communautés sont au coeur de ce travail intelligent, et c'est
dans son atelier qu'il nous reçoit pour en parler.
Numéro: Etes-vous stressé parcette première exposition
rétrospective?
Lothar Hempel: Pas vraiment stressé, même si une bienséante
dose de trac entre en jeu dans toute apparition publique. Je suis davantage
inquiet des implications liées à la rétrospective. Jusqu'à quel
point elle me définit comme un sujet artistique qui réalise des
choses d'une manière unique, "à la Hempel". Si vous
ne faites pas attention, des expositions comme celle-ci peuvent très
bien vous enterrer pour de bon, tant elles ont tendance à prouver que
ce que vous faites a un sens. J'ai toujours su qu'une certaine liberté d'expression
peut se perdre si l'on devient trop satisfait de ses propres qualités.
Il faut faire preuve d'une très forte personnalité pour combattre
son propre succès de manière à garder suffisamment de
distance par rapport à sol-même.
Avez-vous produit des nouveaux travaux pour l'exposition?
Je réalise une nouvelle installation pour La Ville Alphabet. Elle va
s'appeler ABC et elle s'appuie sur une photo publicitaire en noir
et blanc pour la Harlem Experimental Dance Company, datée de 1981. C'est l'image
incroyable de cinq femmes dans un moment de danse et de joie quasi extatique.
Mais ces femmes sont des danseuses professionnelles qui savent parfaitement
bien comment se présenter. Leurs mouvements sont ritualisés.
Leurs sourires sont des signaux. Il n'y a rien de naturel dans cette photographie,
elle est purement artificielle. Je vais en faire un agrandissement de trois
mètres de haut sur six mètres de large, et la découper
en fragments, chacun mettant en lumière un aspect différent de
limage de départ. C'est une intervention cinématique. Comme des
zooms sans mouvement, sans profondeur. A la fin, on verra trois structures
sur pied qui pourraient former la toile de fond d'un studio de télé fictif.
C'est aussi de là que vient le nom ABC - c'est un travail qui plonge
au coeur des ténèbres le spectacle de grande diffusion.
D'où vient cette photo?
Comme d'habitude, cette photo vient de ma collection d'images trouvées.
C'est une image qui me possède réellement. Cela fait déjà environ
deux ans
que je la regarde, et elle a fait son chemin en moi. Le moment est venu de
la remettre en circulation, dans une nouvelle économie de signes, de
façon à la changer en quelque chose d'imprévu. Mais le
travail n'est pas encore fini. J'ai le sentiment que cette nouvelle oeuvre
va influencer la manière dont les oeuvres plus anciennes seront perçues.
Une rétrospective, c'est presque comme une psychanalyse. Vous restructurez
les relations entre différentes images et différents moments
du passé pour produire une version idéalisee du présent.
C'est un processus à la fois beau et douloureux.
Et ce titre, Ville Alphabet? Comparez-vous vos travaux produits
depuis plus d'une dizaine d'années à une ville ?A une forme de
design? A une architecture?
Comme toujours, j'ai choisi un titre qui sert de point de départ à une
chaîne d'associations, comme le titre d'un film. La Ville Alphabet est
chargée de références historiques, mais ce titre contient
aussi la notion de "ville primitive", un modèle de cité où le
quadrillage formé par les rues est la structure de
base d'un langage servant de toile de fond à un échange infini
de possibilités et de choix. J'aime beaucoup cette idée. Il me
semble que tout mon travail de ces dix dernières années se place
d'une certaine façon dans cet univers parallèle. Si vous regardez
les textes que j'ai écrits pour accompagner mes installations, vous
y trouverez toujours des descriptions de situations architecturales comme métaphores
de constellations idéologiques, et vice versa. Au cours des années,
tous ces travaux réalisés se sont transformés en un récit
gigantesque où tout est relié. C'est un monde flottant. Rien
n'est solide ici, dans la Ville Alphabet.
Votre travail est rempli de références souvent cryptées,
Liam Gillick, dans le catalogue, dit que vous produisez "des espaces esthétiques
dominés par les fantômes de moments particuliers du passé".
Mais il a aussi écrit dans la phrase suivante: "Pourtant, il n'y
a jamais lieu de taxer son oeuvre de nostalgique". J'aime voir mes oeuvres
comme des lieux où l'on peut faire des rencontres. Là, on rencontre
des fantômes et on partage un moment de pensée sur le possible
et l'impossible. Ces fantômes sont des amis très chers et je me
réjouis de vous les présenter.
Peut-on quand même dire que votre travail est empreint d'une certaine
mélancolie liée à l'idée de révolution au
sens politique, ou d'une utopie?
Bien sûr, la fin de l'utopie est le grand thème de nombreux artistes
de notre époque. Je pense que mes premiers travaux avaient souvent une
résonance presque apocalyptique. C'était une ère de destruction
joyeuse. Un geste très romantique. Maintenant, je suis moins sceptique.
Evidemment, nous vivons dans une époque horrible et je me sens impuissant,
mais je trouve un certain réconfort dans la certitude qu'il s'agit d'une
période de transition.
Vous imaginez un hier meilleur qu'un aujourd'hui ?
Cela dépend. Peut-être serait-il pertinent de citer un texte que
j'ai écrit pour l'exposition Samstag Morgen, Zuckersumpf (Samedi matin,
marais sucré)
à la Galerie Robert Prime à Londres, en 1997. C'est une sorte de
journal des expériences d'un groupe fictif dans une situation fictive à une époque
fictive, qui résume assez bien mon sentiment sur la vie.
Jeudi
"II nous faut devenir bien plus abstraits", a dit Andrew ce matin,
et lui-même a été obligé d'en rire, parce qu'au lieu
d'abstrait, il aurait aisément pu dire concret. Ce n'est probablement
qu'une question de temps avant que nous nous séparions pour aller travailler
et vivre dans de nouveaux groupes. Le nouveau ne sera pas pire ou meilleur que
l'ancien, seulement différent, et peut-être ne sera-t-il qu'une
façon pour chacun de retourner où il était auparavant. Toutes
les attitudes possibles face à la vie semblent reliées par un magnifique
système de portes, que l'on ne traverse que pour le plaisir de passer
le seuil.
Et demain... que se passera-t-il après la rétrospective?
Selon la logique de mon texte, je devrais répondre: demain, c'est samedi,
samedi, c'est Samstag Morgen, Zuckersumpf t
propos recueillis par Nicolas Trembley, portrait Kira Bunse