Les distants et leurs formes transmissibles
Autour de moi, j'en viens à considérer simplement que les formes circulent géographiquement et dans le temps. Je les appelle des formes transmissibles lorsqu'avant tout, elles sont capables de se transmettre par apprentissage. La mobilité des informations et des personnes fait apparaître des manières d'apprendre à distance qui s'incarnent dans des formes : Les formes transmissibles que je propose de décrire dans ce texte.
Le verbe transmettre vient du latin « transmittere » qui veut dire « envoyer au-delà » (trans et mitterre). Je referme mon dictionnaire etymologique. La première expérience de télécommunication sans fil à travers les frontières et les océans remonte à un siècle. A l'aide de la TSF (Télégraphie sans fil), Guglielmo Marconi, son inventeur, réalise en 1901 une transmission de Poldhu (Cornouailles) à Saint-Jean (terre-Neuve) qui consiste à envoyer la lettre « S » à intervalle régulier (point point point en langage Morse). Aujourd'hui, la commutation par paquets sur laquelle est basé Internet a considérablement optimisé et démocratisé les capacités de transmission. Chaque message sur le réseau est acheminé par un processus qui consiste à découper celui-ci en paquets, paquets qui empruntent des chemins différents et les plus courts avant de se réconstituer à la réception [1].
Nous partageons une culture de la transmission dans de nombreux domaines. Les explorations de la génétique qui ont sillonnées le 20e siècle dont la découverte de l'ADN en 1953 par James Dewey Watson et Francis Crick étudient la biologie d'un point de vue de la transmission [2]. Si Darwin pense au 19e siècle la reproduction du vivant en terme de changement et d'évolution, la génétique s'intéresse principalement aux processus d'hérédité, de constance : La permanence propre à toute transmission.
Bien que les formes transmissibles préexistaient à Internet
et aux technosciences, elles se développent considérablement
grâce à elles. Elles sommeillaient on va dire. Du fait
de leur propagation, les formes transmissibles adoptent des qualités
variables d'accès : lent, rapide, publique et confidentielle
selon une infinité de nuances. Un programme à télécharger
mais aussi un origami qui consiste à plier une simple
feuille de papier, sont des formes transmissibles. Tel des tuteurs
imaginaires, les formes transmissibles propagent des manières
d'apprendre à distance dans notre monde contemporain. Tutoriel,
documentaire, fichier d'aide, recette de cuisine, didacticiel, pas
de danse, code source informatique commenté, partition, ombre
chinoise, méthode d'apprentissage de langue étrangère,
diagramme d'origami, réseaux de neuronnes d'agent conversationnel,
blague, Wiki, Blog, hot-line, poème, live-CD,
menu de restaurant, menu déroulant, fenêtre contextuelle
sont autant de formes transmissibles. Le livre n'est plus seul à
acheminer les connaissances.
Les formes transmissibles sont constituées d'une matière propre : Des données conventionnelles, simples à traiter, faciles à mémoriser qui en assurent la bonne transmission.
L'origami est fait de plis tantôt en creux (vallée), tantôt en relief (montagne), courbes ou droits. Une recette de cuisine se prépare avec des ingrédients élémentaires. De la même manière, la programmation informatique utilise des constantes qui se divisent schématiquement en différents types : Sera dite « Booléenne » la constante prenant la valeur vrai ou faux, « chaîne de caractère » la constante contenant du texte et la constante « arithmétique » formant un nombre algébrique, réel ou à virgule. On dira d'un langage qu'il est fortement ou faiblement typé selon qu'il permette à une constante de changer ou non de type (transtypage).
Que ce soit en cuisine, en programmation ou en origami, ces
données ne sont pas forcément accessibles bien qu'elles
soient cessibles par nature. Elles peuvent être payantes, cryptées,
cachées ou tout simplement tombées dans l'oubli. A ce
stade, imaginons nous que les données voyagent dans des bagages
qui pourront être parfois transparents, opaques, fermés
ou totalement ouverts. J'ai par exemple cherché plusieurs jours
avant de trouver une page Web mettant à disposition le plan
de montage (diagramme) de l'origami de l'ADN (en bas à
gauche).
Quel rapport entre l'origami, la cuisine et la programmation
? Et comment sont ensuite traitées les données contenues
dans les formes transmissibles ?
En choisissant une recette de cuisine, je sais le plat que je souhaite
obtenir mais je ne sais pas comment, par quelle méthode. Pas
à pas, la recette me guide afin d'effectuer des actions simples
(« ajouter l'eau », « mélanger »)
et des actions complexes (« pétrir jusqu'à »,
« si la poêle est chaude, alors... »)
jusqu'au gâteau final. En programmation informatique, on utilisera
le terme instruction pour désigner des actions simples et on
appellera instructions conditionnelles (if, else if,
switch) et instructions de boucle (for, while,
do while, break) les actions plus complexes qui permettent
de manipuler les données. Cette analogie entre la programmation
avec la cuisine est couramment employée dans les manuels d'apprentissage
[3]. La programmation, le codage, la démonstration
(démo), le diagramme, le mode d'emploi sont quelques-uns des
processus au coeur des formes transmissibles.
Une forme transmissible de qualité développe une expérience,
selon la définition initiale de Jean de Meung de 1625 : Une
acquisition de la connaissance. L'apprentissage à distance
à partir des formes transmissibles correspond à un chemin
inconnu. Même si je connais mon objectif, le chemin ne sera
jamais tout à fait le même. Comme une promenade, comme
faire l'amour, ce sont les imprévus qui m'attardent. Parti
cueillir des champignons, je peux revenir avec des mirabelles aussi...
La transmission de l'expérience d'un autre, distant dans le
temps et l'espace s'effectue grâce à une relation de
confiance avec celui-ci ou celle-ci, et en comparaison avec l'expérience
en train de se vivre ici et maintenant, à chaque fois.
En suivant les étapes à la lettre de la recette de
cuisine, j'obtiens le même plat à chaque fois mais le
cuisinier qui n'est pas un robot peut aussi modifier les conventions
en changeant certains ingrédients. Il en fera éventuellement
part ultérieurement dans une nouvelle recette et deviendra
ainsi à son tour un tuteur imaginaire pour d'autres.
De nombreuses personnes créent leur propre version de jeu-vidéo préféré que l'on nomme des « mods » (modification). En partant de modèles traditionnels japonais d'insectes et d'animaux, Robert lang réalise des origamis très sophistiqués [4]. Bien que l'origami existe depuis l'invention du papier (au moins deux millénaires [5]), la plupart des modèles existants ont été créés ces vingt dernières années sous l'impulsion notamment des mathématiques et de l'informatique (origami assistée par ordinateur ou computationnal origami). Cette conjonction constitue d'ailleurs un espace de recherche à part entière au MIT [6]. Pliage des airbags dans les voitures, déploiement des voiles de satellites de la NASA, remède contre les pliures de protéines à l'origine de la maladie de Creutzfeldt-Jakob sont quelques exemples d'expérimentations entamées dans le sillage de l'origami traditionnel japonais.
Au début du siècle en France, les liens avec les autres
cultures semblent s'établir chez les artistes par le biais
du colonialisme (l'orientalisme, le cubisme et le primitivisme par
exemple). Dans un environnement de communication, on peut se demander
si Internet ne joue pas dorénavant ce rôle ? Comme certains
écrivains qui décrivent des pays lointains dans leurs
romans sans s'y être forcément rendu (Lovecraft ou Jules
Verne dans une moindre mesure), les internautes découvrent
des ressources d'autres cultures via Internet, s'en font une idée,
au risque de fantasmer.
En tapant « transmissible » dans le moteur
de recherche Google, la toute première réponse est une
page de l'OMS [7] (Organisation Mondiale de la
Santé) racapitulant les ravages de la BSD (Bovine Spongiform
Encephalopathy) appelée aussi maladie de la vache folle ou
maladie Creutzfeldt-Jakob.
J'utilise ici le plus populaire des moteurs de recherche pour repérer
le sens commun d'un terme et ses connotations dans les médias.
La BSD attaque le cerveau qui représente le creuset de la connaissance.
La transmission évoque le danger de la maladie et sa contamination.
Les médias semblent avoir « virussé »
le désir de connaissance en y injectant la peur. La meilleure
manière d'endiguer la propagation du sens critique et de la
curiosité intellectuelle consisterait à y dissimuler
la culpabilité et la peur. En effet, le péché
de la connaissance traverse la culture occidentale depuis la Bible
jusqu'aux romans populaires comme « Le nom de la rose »
d'Umberto Eco. Une telle mesure d'intimidation ne fonctionnerait cependant
pas si il n'y avait pas un réel danger, un risque dans toute
transmission du savoir. En effet, un secret horrible peut être
transmis d'une personne à une autre sans que le destinataire
ne soit ni consentant ni même conscient. C'est le sujet de nombreux
films comme « The Yards » de James Gray. Il y a alors
contamination, c'est à dire une intrusion non sollicitée
qui remet en cause l'intégrité de la personne. C'est
une arme qu'utilise à bon escient toute institution via les
médias pour contrôler un groupe, préserver un
acquis. Lors de la dernière remise des prix du fabuleux « NRJ
Music Award 2004 » sur TF1, le présentateur Kavanagh
fait une plaisanterie que je n'aurais pas le talent de raconter aussi
bien. Il dit : « Autrefois, la vie des chanteurs était
dangereuse. Ils devaient se rendre dans les villages pour faire des
concerts où se propagaient les épidémies. Aujourd'hui
avec Internet, c'est beaucoup mieux. On écoute tranquillement
la musique chez soi et on télécharge directement le
virus avec... ». Cette petite anecdote prend son sens dans le
contexte de la guerre que se livrent l'industrie du disque et l'industrie
informatique pour le monopole de la vente de la musique en ligne.
L'arme employée ici par le présentateur consiste à
connoter négativement le téléchargement dans
son ensemble : Qu'il s'agisse de la dernière chanson pop protégée
par le droit d'auteur ou d'un ouvrage littéraire dans le domaine
public, il s'en moque complètement. Il répand la peur,
voilà tout.
A mon avis, le meilleur point de vue pour apprécier les formes transmissibles demeure celui du participant. En découvrant le fonctionnement du logiciel P2P « BitTorrent » réalisé par Bram Cohen [8], j'ai réalisé combien la participation d'un point de vue technique est sous-jaçente dans un environnement de transmission. Les utilisateurs partagent bien sûr des fichiers mais aussi leur débit de connexion. Basé sur le calcul parallèle [9], cette application exploite la bande passante non utilisée de certains utilisateurs pour augmenter le débit du téléchargement des autres.
En ce qui concerne les formes transmissibles, participer veut simplement dire accepter une part d'inconnu, s'approcher pour mieux comprendre. Il est vrai que les technologies de communication obligent à relativiser son point de vue en permanence (local ou global, différé ou temps réel, etc). On se sent juste en mesure de participer. Je n'ai jamais autant su combien je sais si peu de choses depuis qu'autant de connaissances sont mises à disposition sur Internet. Alors, j'envisage un minimum de participation pour rétablir l'équilibre entre mon désir de savoir et la quantité de connaissance disponible.
Pour ces raisons que je viens de décrire, il est possible que le monde de l'art n'ait rien à voir avec les formes transmissibles. D'un point de vue contemplatif ou distancié dans un espace d'autonomie critique comme l'exposition, les formes transmissibles ne sont pas probantes.
J'ai l'intuition qu'une forme transmissible concluante ne représente pas le réel, elle a tendance à le dénouer, à en défaire les noeuds progressivement.
Au cinéma, en littérature et au théatre, lorsque
les intrigues se démêlent, on parle d'un dénouement.
Je dirais que le dénouement d'une fiction est le degré
de la pente qui ramène le spectateur à la réalité
: La porte de sortie d'une abstraction symbolique. Le documentaire
à sa manière, est un dénouement à lui
tout seul, une forme transmissible convaincante. Sans raconter forcément
une histoire, le documentaire dénoue une situation pas à
pas en la documentant.
Comparons une séquence d'images d'une fiction avec la séquence
d'images çi-contre permettant de réaliser un pliage
afin de comprendre le dénouement qu'opère une forme
transmissible. Le film contient suffisamment de clichés pour
donner l'illusion d'une transformation par le mouvement. Tu vois une
forme se déplacer, une impression de magie en découle.
Au contraire, la séquence d'images du pliage contient suffisamment
de clichés pour comprendre les causes de la transformation.
Il en ressort une sensation de soulagement comme de dénouer
les lacets de ses chaussures après une rude journée...
Cette petite libération par le dénouement est également
perceptible en observant la séquence d'instructions du pliage
à l'envers, de bas en haut. On passe progressivement d'une
forme complexe à un simple carré de papier. On assiste
à un déploiement. Un film à l'envers quant à
lui apparaît à la limite drôle ou étrange
quelques instants mais n'a pas grande signification.
J'emets l'hypothèse que les formes transmissibles apportent
une libération grâce à ce dénouement. Devant
la télévision comme sur Internet, il m'arrive de naviguer
à l'abandon, à l'infini, de chaînes en chaînes
ou de liens en liens. Je peux me trouver lié, prisonnier, tracé
sous surveillance ou simplement dépendant. Tel un tuteur, une
forme transmissible éloquente me guide et me délie.
Le tuteur est celui qui protège (du latin tutor). Il permet
de se construire et progresser : un modèle, un ange gardien,
un compagnon, une machine [10], une divinité, ou simplement une présence humaine.
Le tuteur imaginaire pourrait être comparé à un
narrateur, une voix lointaine et abstraite. Nous personnifions des
tuteurs imaginaires à travers des formes transmissibles qui
expriment une pensée sociale et politique.
La mobilité des informations et des personnes qu'apportent
les moyens de transport et de communication crée des manières
d'apprendre à distance, dans le temps et l'espace mais cette
mobilité a également un coût. Elle crée
une confusion avec ceux qui nous sont proches. Puisqu'il est plus
rapide de voyager et de converser à distance, ceux qu'on appelle
nos proches peuvent devenir nos distants.
D'un autre coté, la distance a fait des inconnus, des proches.
L'inconnu tient un rôle familier et sympathique dans notre société
parce qu'il représente la part infime que nous occupons dans
une société de masse. La tombe du soldat inconnu représente
du point de vue de l'État tous les soldats par exemple. Par
ailleurs, à mesure que nous subissons la médiatisation
comme modèle de réussite sociale, nous aimons les inconnus
parce qu'ils ne cherchent pas la gloire eux au moins. La publicité
utilise cette propension à aimer les inconnus et les anonymes
pour vendre des technologies de communication. Dans la publicité
de l'opérateur de téléphonie mobile « Orange
», des hommes et des femmes dans la rue qui ne se connaissent
pas jouent ensemble avec une spontaneité toute artificielle.
Nous ne sommes pas dans une publicité « Orange »...
Les formes transmissibles dont je parle sont des tuteurs imaginaires
qui proviennent des distants : Mon distant, ma distante, ton distant,
ta distante et parfois nos distants.
[1] Définition
de la commutation par paquets chez Microsoft
Définition
de la commutation par paquets chez Linux-France
[2] "Le siècle du
gène", de Evelyn Fox Keller, Editions Gallimard, 2003
[3] Pâte à tarte
200g de farine
100g de beurre
1/2 verre d'eau
1. Incorporer le beurre par morceaux dans la farine.
2. Pétrir le mélange jusqu'à ce qu'il soit homogène.
3. Ajouter l'eau.
4. Mélanger.
5. Si la pâte est trop liquide, alors ajouter de la farine.
6. Si la pâte est trop sèche, alors ajouter de l'eau.
7. Si la pâte a une bonne consistance, alors la laisser reposer
1/4 d'heure sinon retourner à l'étape 4.
"Initiation à l'informatique, programmation algorithmique,
architectures" de Jean-Pierre Charles, Editions Eyrolles, 2000
[4] "Origami Design Secrets"
de Robert Lang, Editions Paperback, 2004
[5] Histoire
de l'origami (anglais)
[6] Eric
Demaine
[7] http://www.who.int/csr/disease/bse/en/
[8] BitTorrent
[9] Définition
du calcul parallèle
[10] Un ordinateur peut devenir un excellent
tuteur imaginaire en tenant un rôle pédagogique important.
En 1982, sur les conseils du psychologue, mes parents achètent
à mon frère un ordinateur TO7 de Thompson parce qu'il
avait des difficultés scolaires. L'ordinateur disait-elle l'obligera
à se concentrer davantage parce qu'il ne pourra pas le séduire
comme il le fait avec les adultes. Il vient tout juste de devenir papa
à l'heure où je termine ce texte (Photo
du TO7).
[11] Projet
Ordigami