Brian Eno
Catherine et Andrea Petrini-Perrier
"Brian Eno"
City magazine international, septembre 1986
Alchimiste du son, cofondateur avec Brian Ferry de Roxy Music, gourou producteur
de méga stars telles que David Bowie ou David Byrne, le magicien de la
musique d'ambiance pour intellectuels travaille aujourd'hui à Londres.
Entre le monde de la musique pop et celui de l'art, il raconte sa vie de chercheur
inlassable. Par Catherine et Andrea Petrini-Perrier.
Un regard à travers le hublot. A haute altitude les images semblent défiler
au ralenti. L'aéroport est déjà loin derrière nous.
Et tout naturellement nous avons une pensée pour la « Music for
Airports » de Brian Eno et surtout pour lui, Brian, que nous allons rencontrer
aux Riverside Studios à Londres, puis un mois plus tard au CNAC de Grenoble.
Protagoniste historique dans la révolution des moeurs sonores des dernières
années, personnage aux multiples facettes et intérêts, il
nous sera difficile de retracer l'itinéraire de ses aventures. D'un côté,
un état civil cité dans des bulletins officiels et laconiques
: B.E., musicien, producteur discographique et vidéo-artiste, classe
48, de l'autre, la simulation audacieuse d'un pedigree recherché et noble.
Voilà l'entrée en scène de Brian Peter George St-John Le
Baptiste de la Salle Eno (l'évidence derrière le goût chiffré
: Eno, le reflet spéculaire de One, l'unique). Mais procédons
avec ordre... A 38 ans il n'a pas beaucoup changé depuis sa période
Roxy Music, regard clair sur front spacieux, Brian est probablement conscient
de sa séduction. La fascination discrète de la maturité.
Gentleman aussi réservé que courtois, au français fluide.
Tout à fait détendu, il annonce avec le calme le plus naturel
du monde : « Je n'aime pas donner trop d'interviews. Si je les acceptais
toutes, je n'aurais plus de temps à dédier à mon travail
». Brian peut aimer les entretiens, à condition qu'il n'y ait ni
interviewer ni interviewé. Plutôt un libre échange d'informations
et d'opinions. Musicien d'avant-garde, dans le sens de manipulateur de sons
comme s'il s'agissait de matières plastiques, sculptures à modeler
ou densités chromatiques à moduler, Brian s'est toujours tenu
à l'écart des sentiers trop étroits de la norme. Il se
rappelle en souriant de son initiation artistique, de. la natale Woodbridge
dans le Suffolk aux collèges d'art d'Ipswich et Winchester, à
leur période éclatante des subversions de méthodes d'enseignement
et de langages. La parabole de l'étudiant, venu de la province, les premiers
flirts, puis le coup de coeur: une collection privée d'enregistreurs,
de toutes sortes et toutes conditions, la plupart d'entre eux en panne et utilisés
justement pour leurs défaillances. Un mécanisme détraqué
est simplement un mécanisme qui a choisi une méthode d'existence
différente. De ces années-là, il gardera en outre l'affection
pour les écoles de pensée les plus sophistiquées, pour
les constructions théoriques les plus intrépides. Pêle-mêle,
il étudie les explorations musicales répétitives de l'école
minimaliste (Steve Reich, LaMonte Young), exécute au piano des compositions
historiques ( « X for Henry Flynt » , justement de LaMonte), se
distancie un peu par rapport à tous, mais en reconnaissant quand même
l'importance de John Cage... En 71 il fonde, avec le chanteur Brian Ferry, les
Roxy Music, lui dans son, rôle improbable d'alchimiste des sons, derrière
son synthétiseur de la première ère. Comment les oublier
? Tout du moins ceux des deux premiers albums : sonorités de cathédrales
gothiques en équilibre précaire, électroniques histrioniques
sur un patchwork kitsch et revival années 50 futuribilisées, Puis,
dès que l'aventure dévoile ses limites, Eno se retire du groupe.
L'enjeu étant devenu le train-train ordinaire d'un divisme pop, il est
temps de faire de nouveaux projets. Brian catapulte le vertige du son au-delà
de toute règle de composition. C'est de la musique électronique
sur un tissu rock aux touches chromatiques denses et aux textes d'humour noir.
C'est surtout, d'après le titre d'un libelle qu'il écrira en 74,
de la musique pour non-musiciens, celle qui le place derrière son vrai
instrument, la table de contrôle du son : le mixer. Petit à petit,
ses disques se font de plus en plus raffinés. Il abandonne le rock excessif
de la transgression et franchit un territoire où il n'y a plus de règles
à outrepasser. Musique qui unit le concret et l'abstrait. L'avant-garde
et la communication. L'expérimentation et le plaisir. Compositions pour
espaces immenses en mouvement, provoquant des étonnements primordiaux,
ou encore, selon une parole de Brian : « Des choses aussi étranges
et mystérieuses que la première musique que tu aies jamais écoutée
». Les titres de ses albums évoquent un imaginaire à la
sensibilité planétaire : « La prise de la montagne Tigre
», « Après la chaleur », « Avant et après
la science », « Un autre monde vert »... Voyageur infatigable,
il s'est à présent réinstallé à Londres,
après ses séjours américains et japonais, mais il garde
toujours le regard fébrile de celui qui ne s'arrête jamais trop
longtemps au même endroit. « Je voyage beaucoup mais je ne prends
jamais de vacances, je les utilise toujours pour travailler. Pour faire connaissance
avec des personnes, de ces rencontres peuvent naître des collaborations
». Changer de lieu et d'amitiés. Bouleverser les scénarios
et se préparer à de nouvelles rencontres, à une allure
vertigineuse. Brian Eno, ou du goût aristocratique qui glisse sur l'imaginaire
de masse. Certains de ses disques, fruits d'aventures complices, sont devenus
des pierres angulaires dans l'histoire du nouveau son. Une anecdote: à
Londres, en 77, Brian se rend à un concert des Talking Heads. Subitement,
c'est le coup de foudre, il est touché par la potentialité de
leur sonorité nerveuse, classiquement américaine et toutefois
ouverte à des expansions ultérieures. Avec eux il explorera les
limites structurelles de la chanson rock dans la trilogie dédiée
au délire métropolitain (« More songs about buildings and
food », « Fear of music », « Remain in light »).
Un peu plus tard, avec David Byrne seulement, le leader du groupe, c'est le
tour du manifeste du polymorphisme électronique: « My life in the
bush of ghosts, rythmes funk répétés obsessionnellement
sur fond de voix de muezzins algériens, de sermon radiophonique du révérend
Paul Morton, de voûtes vocales de Samira Tewfik,
chanteuse pop égyptienne. Ici le projet est donc de jouer syncrétiquement
toutes les musiques possibles de la planète. Puis sur la même longueur
d'onde des musiques ethniques, il y aura le primitivisme technologique de «
Possible Musics » avec le trompettiste américain Jon Hassell, qui
conjugue les rythmes
tribaux du quatrième monde à l'itérativité de la
musique d'avant-garde. Sans oubIier le son synthétique du journal de
bord de Bowie période berlinoise (une autre trilogie (« Low »,
« Heroes », « Lodger »), qui lui donne enfin la reconnaissance
internationale à la fois du public et de la critique.
Pourtant, précisément au moment du grand succès, Brian
tourne le dos aux clameurs de la célébrité et se consacre
à des compositions encore plus éloignées de la formule
de la chanson. Musiques circulaires et intemporelles - qu'il réalise
ou produit en compagnie de personnes comme l'ex-chanteur et batteur de Soft
Machine, Robert Wyatt, les guitaristes Robert Fripp et Michael Brook, Michael
Nyman, l'auteur des musiques des films de Peter Greenaway et encore le
pianiste Harold Budd, son frère Roger Eno (les bandes originales des
films « Apollo », « Dune » de David Lynch)... Plus.
récemment, le retour à une, production plus « pop »
avec les Ecossais U2 et la chanteuse napolitaine Teresa de Sio, sœur de
Giuliana, l'actrice... « Mais quand même, si j'étais aujourd'hui
un absolute beginner encore à la recherche de sa direction, je ne pense
pas que je prendrais sérieusement en considération le monde médiocre
de la musique pop, ses fétiches, ses poses. En même temps je n'ai,
pas confiance dans l'art world. D'une certaine façon, à cause
des choses que je fais désormais, depuis des. années, mes musiqnes
d'ambiance, mes vidéo-sculptures et vidéo-tableaux, j'ai plus.
de contacts avec le monde de l'art qu'avec celui de la pop. Pourtant, j'investis
plus de confiance dans ce dernier que dans l'autre, car il est resté
en contact avec quelque chose de très important, c'est-à-dire
l'idée, une idée très démodée, que le public
doit aimer ton produit, ce que tu fais. Ça c'est un élément
que le très restreint cercle artistique ne prend. même pas, en
considération ». Les musiques pour ambiances sont alors le moyen
de combler fracture qui sépare l'avant-garde de la musique populaire.
Elles font partie intégrante de la vie de chaque jour, en insinuant,
discrètement dans-les plis des rites et espaces quotidiens. Un peu avec
le même esprit que les « Musiques d'ameublement » ou les «
Vexations ». (1890) d'Erik Sati, auxquelles la devise de Eno « Répétition
comrne forme de changement » pourrait bien se référer. Elles
unissent ce qui était auparavant divisé, la « muzak »,
musique de fond genre supermarché, aux grandes revolutions sensorielles,
et existentielles. Les musiques d'ambiances ( « Discreet Music »,
« On Land », « The Plateau of. Mirrors », Thursday Afternoon
» la célèbre « Music for Airports » etc.) vivent
de cette énergie qui unit la passion froide - technologique - aux flammes
de l'imaginaire en mutation. Avec la conscience que leur vraie dimension est
celle de l'air, de l'eau et des éléments naturels ( « Wind
on Wind » « Wind on Water », « Arc of Doves »,
« Ocean Motion », « Dunwich Beach Autumn 1960 »...).
Ce n'était pas par hasard, qu'aux Riverside Studios, lors de son. concert
avec Roger Eno, Michael Brook (guitariste proche collaborateur de Brian) nous
avait confié: « Une idée forte dans la musique d'ambiance
c'est qu'il n'y a pas de trame, comme dans un livre ou un roman. C'est comme
être quelque part où rien ne se passe. Il n'y a pas d'intérêt
aux grandes structures, Beethoven, la pop . Cette musique c'est plutôt
comme ouvrir une porte, y trouver quelque chose qui était déjà
là, regarder un instant puis la refermer. Une musique très. similaire
aux processus naturels ». Il y a une très belle phrase de Rutger
Hauer - le répliquant de Blade Runner sur le toit avant de mourir, «
j'ai vu des couchers de soleil incendiés , et des horizons entiers disparaître.
J'ai vu... ». Il y a de ça et beaucoup d'autres choses dans «
Thursday Afternoon » qui a obtenu le- premier prix, « Video Culture
Canada » en 1984 comme meilleur travail non narratif. Déjà
le soustitre en dit long: sept vidéo-peintures pour un monitor. Une conception
plus proche de la peinture que du cinéma: « L'expérience
de la télévision a conditionné le spectateurà s'asseoir
en face d'un écran pour y suivre une séquence d'événementsétalés
sur une période de temps bien définie. A cette formule du "spectateur
immobile et écran mobile" je préfère celle-ci. : "écran
immobile et spectateur mobile", qui permet à ce dernier une relation
moins rigide, passer devant l'écran, le regarder le temps qu'il veut,
puis s'en aller ». A Grenoble, Brian est, pour l'inauguration du CNAC
à présenter « Places 12 », une installation vidéo
ou plutôt une installation de vidéo- tableaux et vidéo-sculptures.
Mais enfin, pourquoi vidéo-sculptures ? « Parce qu'elles sont comme
ma musique, partie d'un processus sans début, ni fin particuliers. Elles
vous font regarder la télé d'une manière différente.
Par exemple, au lieu d'utiliser la télévision pour produire des
images, je l'utilise pour produire de la lumière, Dans toutes mes pièces
les plus récentes on ne voit pas du tout l'écran. Ce qui se passe
c'est que là télé est enfermée dans une construction,
ainsi la lumière vidéo passe à travers pour être
enfin projetée sur une surface opales.cente C'est une idée trés
simple et fascinante elle vous permet de réaliser ce que les artistes
ont toujours désiré depuis des années - un système
pour contrôler la lumière aussi bien que la peinture ou la musique.
Détournement des règles, aussi, dans la Vidéo « Mistaken
Memories », contemplation d'un New, York cadré à hauteur
de ciel, avec les nuages devant le ciel cachant les pointes des gratte-ciel.
Laissant filtrer des touches de couleur et de lumière. Ici la caméra
enregistre vraiment les variations de l'intensité de l'air. Elle devient
le témoin d'une découverte irrémédiablement, esthétique
la poétique fébrile, d'une métropole vue d'en haut depuis
une fenêtre grande ouverte sur l'extérieur. La vérité
hallucinée d'un New York perçu dans son essentialité désertique
et médiévale. « Un jour, c' était un samedi, le premier
jour du printemps, je marchais dans Canal Street, à Soho, une rue avec
un grand marché où se vendent des tas de choses bizarres. Des
Chinois et leurs
poissons encore vivants sur l'étalage, à côté une
personne qui brade du vieux matériel électronique déglingué,
plus loin une clocharde au milieu de ses nippes... Il y avait aussi une odeur
de viande brûlée. Quelqu'un faisait cuire du kebab au coin de la
rue et un nain, haut comme ça, assis sur une caisse en bois dessinait
des calligraphies sur la vitrine d'une banque. Alors j'ai pensé : c'est
vraiment une cité médiévale, pas une ville moderne, c'est
comme une de ces, grandes cités aux quatorzième et quinzième
siècles en Europe, un New York médiéval à un moment
particulier de son histoire, le même moment par où sont passées
les villes européennes, il y a six cents ans. Peu de temps aprés
j'ai emménagé dans un appartement très très haut
et alors je n'ai eu de New York que la vue de ses toits magnifiques. New York
a un horizon superbe c'est pour ça qu'elle est une des plus belles villes.
Et ces toits étaient si magnifiques que j'en ai fait une vidéo.
D'autres personnes qui ont vécu à New York avaient mis dans leurs
videos l'horreur, la saleté, la misère. Ils m'avaient dit "Ce
que tu as filmé ça n'est pas la réalité, c'est ça
la réalité". Mais il y a évidemment deux réalités,
je n'ai rien fabriqué, ma caméra n'a rien inventé ».
Eno semble se perdre parmi ces nuages, dans ses yeux clairs planant sur la ville.
Où qu'on soit, on choisit toujours sa réalité, on a toujours
plusieurs choix concernant la réalité où on vit. On peut
choisir le caniveau et son état de danger permanent, mais on peut aussi
choisir de regarder en l'air quelquefois. Bien sûr, je ne dis pas qu'on
peut ignorer la rue, je ne prétends pas qu'elle n'existe pas. Mais que
tu peux garder le souvenir que ces toits magnifiques existent ces énormes
nuages qui évoluent dans le ciel, si gracieusement... et juste en bas
les rumeurs de l'autre vie. Lorsque j'ai compris cela, j'ai commencé
à aimer New York ». Chroniques d'hier seulement, il y a trois ans:
la E.G. Records édite le coffret « Working Back wards »,
sorte d'oeuvre complète, approche de dix ans de production discographique.
Il n'y a pas de succession chronologique et causale à respecter. Ici
le rapport. avec le temps est renversé : « Working Backwards »
s'étend de 1983 à 1973. Il a cette force impénétrable,
hors temps, celle-là même qu'on trouve aussi dans l'ouvre de Russell
Mills, illustrateur d'avant-garde formé au Royal College of Art. Depuis,
l'apprentissage de la rencontre, qui remonte à 1974, c'est seulement
maintenant que Eno et Mills publient chez Faber and Faber « More Dark
than Shark ». Déjà dessinateur illuminé des plus
récentes pochettes des disques de Brian, ici il met en images 57 chansons,
des débuts en solo jusqu'aux derniers textes chantés en 78. Excentrique,
Mills mélange toutes les influences, les papas historiques Marce Duchamp,
Kurt Schwitters, Samuel Beckett, tout comme la B.D. et le body art. Finalement,
dans « More Dark than Shark » on n'a aucune histoire à raconter,
on s'est simplement perdu dans un espace saris gravité, hors du temps.
« Je parlais une fois avec une Chinoise qui disait: "Une différence
importante entre la perception du temps en Occident et en Orient c'est qu'en
Occident vous êtes ici et le passé est derrière vous. De
cette façon, avec le futur devant vous, vous voyez une gamme de possibilités
s'étendre, comme un éventail. En Chine, nous avons une appréhension
différente. Nous regardons vers le passé, et le futur nous gagne
en arrivant par derrière". Ça c'est pour moi une idée
bien plus intéressante ». Fin d'après-midi à Grenoble,
notre conversation s'achève. Le temps envolé, c'est maintenant
les adieux.