Réouverture du MAGASIN
«réouverture du Magasin»
Artpress, Paris, janvier 2006, p. 12-15
Après deux ans de fermeture partielle pour cause de travaux de rénovation,
le Magasin - Centre national d'art contemporain rouvre ses portes le 21 janvier
2006 avec deux expositions: Cinéma(s) (jusqu'au 7 mai) interrogera
l'image filmée, tandis que la nef centrale du Magasin (la Rue) sera
investie par l'artiste anglais Michael Craig-Martin (jusqu'au 3 septembre).
Un programme riche, sur lequel revient Yves Aupetitallot, directeur depuis
1996 de cette institution désormais rajeunie, dans un entretien avec
Patricia Brignone.
La
réouverture du Magasin augure-t-elle de réels changements,
tant du point de vue architectural que de la ligne artistique ?
Ce que
vous appelez «la ligne artistique» devrait changer dans
la mesure où l'art est sans cesse en mouvement. Un lieu comme le Magasin
n'est jamais qu'un outil d'observation, d'analyse et de restitution construite
des pratiques artistiques et de leurs scènes. Pour ce qui est du bâtiment
lui-même, la période de travaux qui vient de s'achever a permis
de réparer les conséquences de sa vétusté, qui
rendaient la poursuite de l'activité impossible. Il pleuvait tout simplement
dans les salles et encore plus dans cet espace central monumental qu'on appelle «la
Rue». Les parties vitrées, soit 1 600 m2, des équipements
et des installations de sécurité notamment ont été refaits.
Dans un second temps, que j'espère en 2007, nous devrions redéfinir
les espaces intérieurs dévolus aux expositions.
Le Magasin a ouvert en 1986. L'option architecturale très forte,
confiée alors à Patrick Bouchain pour la conversion de l'usine
Bouchayer-Viallet, avec sa grande nef (à l'instar de celle du capc
de Bordeaux) demeure-t-elle, selon vous, toujours opérante ? Y aurait-il
d'ailleurs un modèle souhaité, sinon idéal, en adéquation
avec les formes actuelles de l'art ? Cela nous amène à évoquer
la conception de vos projets à venir, au terme de ces dix années
de direction déjà écoulées...
Les partis
pris de Jacques Guillot, le directeur de l'époque, et de
Patrick Bouchain sont ceux d'une époque précise. La fonction
du lieu était comprise comme un atelier d'artiste élargi, pour
une production d'oeuvres à l'échelle de la monumentalité du
bâtiment.
Ses parentés sont certes à chercher du côté du
capc, mais aussi de la Halle für Neue Kunst de Schaffhausen et du Castello
di Rivoli, qui étaient dans une opposition résolue au modèle
du «white cube». Les aménagements des espaces intérieurs
du Magasin jouent d'une dialectique entre des salles d'exposition héritées
du modernisme et l'espace industriel brut de la Rue.
Aujourd'hui, les enjeux
ne sont plus les mêmes. Ils se seraient déplacés
d'une architecture entièrement dévouée à l'oeuvre, à sa
production et à sa monstration, vers une plate-forme ouverte à tous
les acteurs d'une scène artistique dont les contours, les formats, les
fonctions et les positions sont mobiles et échangeables. L'organisation
des espaces que nous pouvons attendre est de cet ordre.
La place qu'occupe
le Magasin dans le paysage français mais aussi étranger
tient pour une grande part, depuis sa création, à la pertinence
de ses choix et de leur mise en oeuvre. Peut-on revenir sur quelques faits
et expositions particulièrement marquants qui ont jalonné son
existence ?
L'inauguration est le premier fait marquant de cette histoire
parce qu'elle situe d'emblée le Magasin dans une perspective nationale.
Chacun attendait alors l'annonce de la position du ministre de la Culture,
François Léotard,
sur les colonnes de Daniel Buren au Palais Royal et, au-delà, sur la
question du devenir de l'art contemporain dans la politique culturelle de l'État
au moment où la droite revenait tout juste aux affaires. Allait-elle
donner raison aux éléments les plus conservateurs de son électorat?
La première série de pièces originales créées
pour la Rue a, je crois, marqué les esprits de la plupart des acteurs
de ce milieu. Avec elles, nous changions à la fois d'échelle,
ici monumentale, et de géographie artistique, avec des artistes qui étaient
montrés souvent pour la première fois en France.
Nous publions
avec les éditions JRP Ringier un livre qui documente et
commente l'ensemble des expositions et des publications du Magasin. Outre la
mise en évidence de l'importance de telle ou telle de ses expositions,
son intérêt principal est certainement de les rendre visibles
et intelligibles dans leur enchaînement et dans leur globalité.
La somme qu'elles représentent constitue un bon outil de lecture de
ces deux dernières décennies.
Dans ce panorama prospectif,
quelle place accordez-vous à l'École
du Magasin qui forme aux métiers de l'exposition, dont la spécificité concerne
la monstration et les pratiques d'exposition?
Depuis l'origine, l'École
est une partie importante de l'identité du
Magasin, de son projet et désormais de son histoire. Abritée
dans un lieu d'art au travail, elle bénéficie d'un enseignement
en temps réel dans le même temps qu'elle en est l'un des aiguillons.
D'une formation dont la pédagogie était contrainte par l'urgence
d'une situation en pleine expansion, elle est depuis quelques années
déjà façonnée par les «curatorial et les
cultural studies». Au fond, elle dispense un enseignement qui immerge
les pratiques artistiques dans les contextes culturels et sociaux déterminant
des formats et des modalités d'exposition qui leur sont propres. Les élèves
y apprennent à manier et à appliquer les outils et les méthodologies
de nos métiers dans une praxis où nous les invitons à les
interroger et à les redéfinir. Cette école devrait avoir
une vocation nationale plus affirmée.
L'exposition inaugurale pensée
par Jacques Guillot en 1986 avait valeur d'acte symbolique, affirmant une vision
engagée de l'art avec le choix
d'artistes comme Daniel Buren ou, plus inattendu, Brian Eno. Trouve-t-on quelque
chose d'équivalent dans l'événement qui marque sa réouverture
?
Nous pouvons difficilement comparer les deux, sachant qu'en 1986, il
s'agissait tout à la fois de l'ouverture symbolique d'un lieu dans un
paysage institutionnel en pleine expansion et de l'affirmation de la volonté politique
nationale qui la sous-tendait. Le Magasin de 1986 était voulu comme
l'un des établissements
de référence pour un repositionnement international de la scène
française et une irrigation culturelle de l'ensemble du territoire. À bien
relire le dossier qu'art press avait consacré en 1983 à la décentralisation
en marche, l'exposition inaugurale du Magasin était la démonstration
de l'abandon des positions de l'État qu'incarnaient Bernard Gilman,
Pierre Gaudibert ou, dans une moindre mesure, Gérald Gassiot-Talabot,
au profit du modèle nord-européen et nord-américain.
Au
moment de notre réouverture, nous sommes dans un état d'esprit
qui est tout à fait autre. Je ne peux m'interdire de penser que nous
venons de sortir d'une décennie de récession où nous avons été,
les uns et les autres, victimes d'un désamour de la part des politiques
culturelles publiques qui nous avaient fait naître. Marginalisés,
paupérisés et stigmatisés par le retour du refoulé des
conservatismes de tout poil, nous avons à l'évidence perdu les
positions construites dans un paysage artistique qui s'est depuis mondialisé et
qui est devenu, à l'image de la société qui
l'abrite, extraordinairement concurrentiel.
En quoi le parti pris d'une exposition
d'ouverture consacrée à l'image filmée avec, pour protagonistes, divers artistes ayant entretenu des
liens avec la ville de Grenoble (de Jean-Luc Godard à Philippe Parreno),
fait-il sens aujourd'hui ? Et de quelles mises en perspectives joue-t-il ?
Ce
n'est pas le cinéma et son image
filmée qui nous intéressent,
mais la mise en oeuvre de leurs modes de production et de diffusion dans le
champ de l'art et de l'expérimentation
sociale et politique. Ces deux champs se rencontrent dans une même ville
qui, à un moment donné, a symbolisé l'utopie.
Godard séjourne à Grenoble
alors que son complice du moment, Jean-Pierre Beauviala y crée les optiques
et les caméras de la
Nouvelle Vague pour servir un projet de démocratisation de la production
d'images et une esthétique du réel qu'il défend. Citons également
le Vidéogazette, qui développe entre 1972 et 1976, dans le quartier
de la Villeneuve à Grenoble, l'une des toutes premières télévisions
de proximité ou encore le mode collaboratif inspiré du cinéma
qui caractérise le travail de Philippe Parreno, Pierre Joseph, Dominique
Gonzalez-Foerster, ou Bernard Joisten, dont on retrouve les traces dans le
protocole du projet Ann Lee par exemple.
Par ailleurs, avec Michael Craig-Martin pour l'occupation
de la Rue, vous semblez tenté par l'approche d'une démarche affirmée
autour de l'objet et de sa représentation. On se souvient de l'intervention
murale de Craig-Martin pour les mezzanines Nord et Sud du Centre Pompidou en
1994, déplaçant l'objet vers sa représentation (illustrant
brillamment sa formule : «Considérer
des choses comme des images»); ou encore, de sa célèbre
pièce, de vingt ans antérieure, An Oak Tree, bijou
de nonsense très britannique interrogeant la littéralité de
l'objet contredite par son interprétation mentale vertigineuse...
Parmi
les différentes hypothèses de travail que j'ai explorées
pour la réouverture, la plupart relevaient en effet de cette question
de la représentation de l'objet ou du design, voire des «crafts».
J'avais imaginé par exemple inviter Patrick Caulfield, à qui
la revue Afterall consacre une part de sa dernière parution. J'ai finalement
choisi Michael Craig-Martin en raison de la dimension supplémentaire
qu'apporte l'application de son travail à l'échelle monumentale
du lieu et à la notion de décor qu'il induit.
La pièce
Changement de climat déclinera, sur plus de 140 mètres
linéaires et sur une hauteur de 5 à 7 mètres, une soixantaine
d'objets extraits de son répertoire, qui en comprend environ sept cents à ce
jour. Derrière les objets représentés au trait, le fond
coloré sera progressivement dégradé du magenta au bleu
turquoise.
Vous citez sa formule, à laquelle j'ajouterai volontiers que
le recouvrement de la totalité des murs intérieurs du Magasin à l'aide
de son papier imprimé devrait transformer le bâtiment lui-même
en une image. Cela est à vérifier, directement sur place, le
21 janvier prochain.
Propos recueillis par Patricia Brignone