Bernd and Hilla Becher
Jean-François Chevrier
"Bernd & Hilla Becher Thomas Struth"
Galeries magazine, Paris, décembre 1988/janvier 1989
p. 71-75
(article bilingue français/anglais)
Parmi les diverses manifestations de la création photographique en Allemagne
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, deux courants se distinguent nettement:
la photographie dite « subjective » conduite par Otto Steinert
dans les années 1950, qui a produit une école, une tradition,
et dont les collections du musée Folkwang d'Essen se font l'écho
(depuis Steinert); la photographie descriptive et systématique (plus
que conceptuelle) définie par les Becher, dont participent aujourd'hui
des auteurs comme Thomas Struth, Thomas Ruff, ou, dans une moindre mesure,
Andreas Gursky.
A la première tendance se rattachent des auteurs qui se sont formés
directement auprès de Steinert, tels André Gelpke, Heinrich Riebesehl,
Werner Hannappel, et, plus largement, l'essentiel de la photographie «créative» depuis
les années 1950. Steinert transmit en effet l'enseignement des maîtres
des années 1920 (la « nouvelle objectivité » de Sander
ou de Renger-Patzsch, les recherches expérimentales de Moholy-Nagy)
mais il adapta cet héritage au contexte culturel créé par
la reconstruction allemande et, surtout, par les effets d'une nouvelle affirmation
démocratique contre le nazisme vaincu et le communisme menaçant.
La « subjectivité » des auteurs d'après-guerre répondait
au modernisme utopique des années 1920. Elle devait rompre avec douze
ans d'obscurantisme, retrouver une liberté de création antérieure
aux compromissions des années 1930, mais elle marquait aussi un très
net repli sur des valeurs individualistes. La contemplation et l'élaboration
poétique, le lyrisme et l'expressionnisme, les études d'abstraction étaient
privilégiés sur le témoignage et l'engagement social.
Comme aux Etats-Unis, la photographie «créative» se distinguait
d'un professionnalisme aveugle (susceptible de servir toutes les causes politiques);
elle exprimait la supériorité de la morale individuelle sur la
programmation fonctionnelle; elle contribua à la défense et à l'illustration
des valeurs démocratiques contre les idéologies totalitaires.
Avec le temps, ces déterminations culturelles et politiques se sont
atténuées ou sont devenues moins sensibles. Mais elles ont soutenu
la mise en place d'une tradition photographique qui essaie d'accorder discipline
artisanale et volonté d'expression, description distanciée et
interprétation personnelle, objectivité et lyrisme.
A côté de cette tradition, Bernd et Hilla Becher ont ouvert à la
fin des années 1950 une autre voie. Depuis leurs premiers inventaires
des monuments oubliés de l'architecture industrielle en 1957, ils ont
utilisé la photographie selon ses plus strictes capacités descriptives,
en réduisant systématiquement les variations stylistiques induites
par une réponse subjective à l'environnement visuel. Appliquant à leur étude
de l'architecture anonyme, vernaculaire, un modèle d'analyse typologique
et de taxinomie des formes, ils ont inventé un usage de la photographie
qui rappelle évidemment le projet encyclopédique formé par
August Sander, mais qui a trouvé également de multiples échos
dans le minimalisme (Carl André leur consacre d'ailleurs un texte dans Artforum en
1972), dans l'art conceptuel, et même chez les photographes américains
(Robert Adams, Lewis Baltz, Frank Gohike, etc...) qui furent regroupés
dans une célèbre exposition de 1975 sous l'appellation « New
Topographics ».
Le premier livre des Becher publié en 1970 indique clairement dès
le titre, « Anonyme Skulpturen », le déplacement de sens,
l'effet métaphorique, produit par une typologie visuelle de formes architecturales.
Chaque image est parfaitement impersonnelle, littérale, comme peut l'être,
précisément, un « objet spécifique » (Don
Judd) du minimalisme. Tout effet de composition, toute valeur pittoresque en
sont exclues, au profit d'une valeur descriptive qui s'accroît encore
par le jeu de la série. Et, tandis que le principe d'inventaire, qui
régit couramment la production d'une documentation fonctionnelle, ne
peut guère générer qu'un objet de «curiosité» ou
une poésie involontaire, la méthode typologique ici adoptée
dégage un système de variations structurelles ou, mieux, de multiples
systèmes selon la précision d'analyse du regardeur (celui dont
parlait Duchamp). Cette multiplication est d'ailleurs particulièremnt
sensible dans le dernier livre des Becher, publié cette année,
consacré exclusivement aux châteaux d'eau (Wassertürme),
qui développe unchapitre des « Sculptures anonymes » de
1970. Dans le titre, la métaphore indiquée naguère a cédé à la
plus simple (littérale) désignation de l'objet étudié.
L'accent est donc mis sur la multiplicité morphologique attachée à une
même fonction, comme sur la richesse de variations produite par une stricte
méthode descriptive.
Two trends have clearly dominated in postwar German photography. On the one
hand, the approach that Otto Steinert developed in the 1950s inspired a number
of photographers to work along similar lines, resulting in the "subjective" school
that is so strongly echoed in the collections of Essen's Folkwang Museum. On
the other hand, Bernd and Hilla Becher's descriptive photography, which is
systematic more than it is conceptual, has influenced current photographers
like Thomas Struth, Thomas Ruff and, if to a lesser degree, Andreas Gursky.
The first trend is illustrated by photographers who trained directly with Steinert
(André Gelpke, Heinrich Rie besehl, Werner Hannappel) and, more generally
speaking, by the bulk of "creative" photographers since the 1950s.
Steinert transmitted the teaching of the masters of the '20s (Sander's and
Renger-Patzsch's "new objectivity", Moholy-Nagy's experimental investigations,)
but he adapted that heritage to the cultural context created by the reconstruction
of Germany after the war and, in particular, by the emergence of democracy
after the Nazi defeat and in the face of the Communist threat. The postwar
photographers' subjectivity echoed the utopian modernism of the '20s. Breaking
with twelve years of obscurantism, photographers rediscovered the creative
freedom that had existed prior to the compromises of the '30s, but they used
their newfound freedom to withdraw into a world of private concerns and individualism.
Contemplation, poetry, lyricism, expressionism, and abstraction were favored
over social commentary. As in the United States, "creative" photographers
rejected blind, professional uses of the medium, affirming the superiority
of individual morality over functional considerations, while also contributing
to the defense and illustration of democratic values against totalitarian ideologies.
With the passing of time these cultural and political components were attenuated
or became less perceptible. But in the '50s they formed the underpinnings of
a new photographic tradition that tried to reconcile craftsmanship with self-expression,
cold description with personal interpretation, and objectivity with lyricism.
Bernd and Hilla Becher began to chart a very different course in the late '50s.
Starting with their 1957 survey of forgotten monuments of industrial architecture,
they relied strictly on photography's descriptive capacities, systematically
reducing the stylistic variations that result from a subjective response to
the visual environment. They elaborated a typological model that allowed them
to invent a way of using photography that obviously recalls August Sander's
earlier encyclopaedic project, but which also has similarities with minimalism
(Carl Andre wrote apiece on them in "Artforum" in 1972),
conceptual art, and the American photographers (Robert Adams, Lewis Baltz,
Frank Gohike) seen in the famous "New Topographics" show in 1975.
The Bechers entitled their first book, published in 1970, "Anonyme Skulpturen",
which clearly indicates the metaphoric shift produced by a visual typology
of architectural forms. Every picture is utterly impersonal and utterly literal,
in the same way as what Don Judd calls "specific objects" are. There
is no hint of composition or picturesqueness in the photographs. They are descriptions,
and their descriptiveness is further emphasized by the serial nature of the
project. Yet unlike purely utilitarian uses of photography, which create no
more than curiosities or an involuntary poetry, the Bechers' typologi cal method
reveals a system of structural variations or, more exactly, a multitude of
structural systems (closely related to what Duchamp described as the viewer's
precision of analysis). This multiplication of structural systems is particularly
perceptible in the Bechers' recent book on water towers, "Wassertümie," which
expands on a chapter in the 1970 study of "anonymous sculptures." Significantly,
the new book's title is not metaphoric, but rather the simplest, most literal
designation of the object being studied. The emphasis is thus placed on the
morphological multiplicity attached to a single function, and on the rich variations
produced by a strict descriptive method.
Thomas Struth's cityscapes show the same kind of rigor. His method is just
as firm as the Bechers', and the variations that result, based on the different
urban types observed, are just as numerous. The Bechers are not architecture
photographers, and neither is Struth.