Tony Brown


 

"Le progrès en chute libre..."
La Lettre, Grenoble Culture, Grenoble, mars/avril 1993

Entretien avec Tony Brown
Pour la première exposition personnelle de cet artiste canadien dans une institution française, le Magasin présente quatre de ses oeuvres dont Free-Fall spécialement réalisée pour ce lieu. Nous avons rencontré Tony Brown à cette occasion et l'avons interrogé sur le sens caché de ses drôles de machines...

Vos sculptures actuelles posent surtout le problème du développement de la technologie dans nos sociétés. D'autres courants traversent votre oeuvre...
Dans mes productions précédentes je posais plus particulièrement la question de la sculpture en tant qu'objet dans un espace et une histoire donnés. Je cherchais à me libérer de la conception traditionnelle ou classique de la sculpture et à rendre compte de son insertion dans l'espace architectural, perçu à travers le prisme de la fragmentation.

Quelle sorte de fragmentation?
Celle qui conditionne nos vies... Les images projetées sur la façade de Living in the hot house, par exemple, qui dans le même temps tournoie sur son axe, donnent aux visiteurs une perception émiettée de la sculpture qui n'est plus la référence, en quelque sorte, autour de laquelle s'organise l'espace architectural. Comme pour d'autres artistes contemporains à des degrés divers, Richard Serra par exemple, c'est l'insertion de la sculpture dans l'espace qui m'intéresse. La sculpture n'est pas quelque chose de statique, elle entre en correspondance avec l'espace environnant et s'inscrit dans l'histoire, la mémoire du visiteur. Il y a inévitablement un effet théâtral qui naît de cette confrontation. Mes oeuvres empruntent à l'architecture, leur matériau, et se déroulent comme une sorte de film avec lequel le spectateur joue selon son humeur, ses expériences, son vécu. Je réfléchis longtemps à l'emplacement de l'oeuvre, à l'influence de la température et de la lumière, au déplacement des spectateurs dans le lieu d'exposition. Mais l'oeuvre change en fonction du regard de chacun, de son imagination et il y a souvent pour la même sculpture de multiples descriptions. Cela prouve, pour moi, que l'oeuvre fonctionne.

Vous vivez actuellement à Paris où vous enseignez à l'école nationale des Beaux-Arts. Culturellement parlant, de quelle nationalité êtes-vous?
Je suis né en Europe où j'ai passé une partie de ma jeunesse puis j'ai vécu aux Etats-Unis et au Canada. Ma famille se partage entre l'Amérique du nord et l'Angleterre. Aussi ai-je quelques difficultés à me trouver une véritable identité culturelle. Ma formation initiale est nord-américaine et nombre de mes références à la technologie, à l'architecture ou à la culture populaire critiquent ou reconnaissent les mérites de cette société dont les modes de vie, les perspectives ou les enjeux sont d'ailleurs chaque année plus proches de ceux de l'Europe. Si certaines de mes oeuvres contestent violemment la croissance incontrôlée de l'urbanisation, la dévastation de la nature... je ne veux pas pour autant donner de leçons à quiconque ni jouer les censeurs.

Pourtant votre travail peut être interprété comme une dénonciation assez radicale de l'univers envahi par la technologie dans lequel nous vivons...
Oui, mais je ne cherche pas à le faire de façon didactique. Ce qui m'intéresse vraiment, c'est de retrouver les états émotionnels qui accompagnent souvent la prise de conscience d'une difficulté à vivre dans un monde dont personne ne semble maîtriser la course. Nous avons à maintes occasions le sentiment d'être prisonniers de cette anarchie architecturale qui caractérise les banlieues de nombreuses grandes villes ; nous arrivons à étouffer à cause de la pollution et si nous recevons à longueur de journée des nouvelles ou des images des quatre coins du monde , nous nous sentons de plus en plus isolés, coupés des autres...

Vos sculptures-machines intriguent le spectateur par leur mouvement, leur environnement sonore et même leur respiration... Il y a presque des mots, de la vie et donc de l'espoir?
Oui, mon travail ne traduit ni une position négative, ni une volonté de repli romantique ou la nostalgie d'un paradis perdu, encore moins une quête mystique. Quand, dans mes oeuvres j'utilise le mouvement, des projections d'images, c'est une façon de retrouver la structure narrative du cinéma ou de la télévision: chaque geste, chaque expression de l'acteur ont une signification bien précise, de même que chaque mouvement de la sculpture ou déplacement du visiteur. Il arrive pourtant que la machine s'arrête de fonctionner et c'est vrai qu'il y a alors quelque chose d'inquiétant dans ces moments de brusque immobilité.

Certaines de vos sculptures ont été vandalisées...
Dans mon travail, j'essaie de remonter, en quelque sorte, les différents états de conscience, d'émotion, qui nous envahissent lorsque un important événement se déroule dans le monde. Selon leur propre histoire certains visiteurs prennent plus ou moins de distance par rapport à l'oeuvre. D'autres au contraire se projettent complètement. Ils ont l'impression de se retrouver exactement en face de ce qu'ils vivent avec une intensité accrue. Je suppose que c'est cela que les personnes qui ont vandalisé deux de mes sculptures n'ont pas supporté. Cela se passait au Canada.

C'est ce qui se passe avec Chute-libre, l'oeuvre que vous avez réalisée pour le Magasin.
Free-fall renvoie à la mémoire de ce lieu très représentatif de l'histoire industrielle de cette région. On y construisait des turbines pour domestiquer l'énergie produite par les chutes d'eau. Free fall joue aussi avec l'architecture superbe du Magasin, dessinée par Eiffel.

Est-ce le progrès, aujourd'hui en chute libre ...que vous et d'autres artistes ne faîtes qu'enregistrer?
Non, je suis convaincu que nous avons, en tant qu'artistes, un rôle décisif à jouer. Deux catégories de personnes s'affrontent aujourd'hui, les technophobes et les inconditionnels de la technologie. L'art, seul, peut faire le lien entre de telles oppositions et tout en tenant compte des réalités qu'elles stigmatisent induire de véritables changements à une époque où l'économie, la politique, les systèmes idéologiques, la religion sont, à maints égards, remis en cause.

Propos recueillis et traduits le 8 février 1993, par E.V.F.