Cosmos
"Beaux-arts forains"
Le Monde Rhône-Alpes, 15 avril 1995
Réouverture du Magasin à Grenoble, avec une exposition ludique
et décalée
LES ARTISTES MUTANTS sont arrivés. Ils ont entre vingt et trente ans,
sont fascinés par les jeux de guerre, de sexe et de télévision,
s'habillent en bombe humaine, en surveillants de capsules spatiales ou en recyclés
de l'armée soviétique et ils exposent des moteurs en osier, des « molécules
de chien », des machines à faire des bulles. Le futur est leur
dieu, et Frank Perrin leur prophète. Un prophète de leur âge,
fondateur de la revue Blocnotes et enseignant à l'école
des beaux-arts de Grenoble, qui annonce gravement que «le futur depuis
longtemps n'est plus ce qu'il était» en montrant des oeuvres
toutes fraîches au Magasin.
Quelques aînés, en fait, ont pu se glisser parmi ces nouveaux venus,
invités à partager avec eux les frissons de la «mutation
ultime». L'ex-performeur Michel Journiac, par exemple, s'est fait
un lifting de jeune vieille belle pour entrer dans ce que Frank Perrin appelle «une ère
d' affranchissement des légitimités discursives, plastiques, formelles...»:
le voici déclinant ses identités parallèles dans une version
enrichie de la série d'autoportraits Vingt Quatre Heures de la vie
d'une femme. Les mutants, comme tous les artistes d'ailleurs, adorent se
déguiser.
Mais il faut bien en convenir: ce sont les plus jeunes, ici, qui s'affranchissent
le plus en cultivant dixit encore Frank Perrin «les matérialités
légères et volatiles». Ils n'ont pas peur d'utiliser
les supports les plus dérisoires, le post-it pour Serge Compte ou la feuille
blanche de photocopie format A4 pour Jean Michel et Vidya, afin de parler de
tout et de rien, collectionner pensées fugaces et croquis dérobés,
s'improviser un environnement qui ne pèse que le poids du papier.
Sont-ils sérieux quand ils étirent démesurément l'antenne
de leur coiffure archéo-futuro-guerrière, comme Christian Stevenin
(inspiré par certains costumes de Rebecca Horn, dirait-on), ou dépensent
leur énergie à faire mousser, tel Michel Blazy, une assez superfétatoire Fontaine
de la bonne volonté? S'amusent-ils quand ils invitent le public à une émission
de Tournez manège ou élaborent des documents inquiétants
sur l'attaque du port de guerre de Toulon.
Leur goût des fausses pistes et connexions incongrues, leur propension à circuler
entre les genres, en marge des visions du monde, fait que le visiteur peut juger
ludiques, simplement, des oeuvres qui se voudraient subversives. A cette foire
aux surprises qu'est momentanément le Magasin, tout peut faire figure
de simples curiosités foraines : les WC multicolores de Joep van Lieshout,
le calendrier de mai 68 (avec ses pavés) de Frank Scurti, récent
achat du FRAC Rhône-Alpes, le manège Titanic de Chris Burden sur
son axe Tour Eiffel, et même le stand de Fausse monnaie où le visiteur
peut investir dans la lutte contre le sida.
Accessoirement, le sexe est de la fête, en photos du moins, soft ou hard,
selon les cas, bon chic ou pornographique, sentimental ou ritualisé. Les
mutants aussi peuvent être obsédés par la chair fraîche,
quitte à répéter les audaces situationnistes de papa et
maman. On pourrait presque croire, en fait, que les agents de l' «ultime
mutation» sont capables ou coupables de nostalgie révolutionnaire.
En attendant de voir ce qui sortira de ces laboratoires, on peut se réjouir
de constater que la vie continue, au Magasin. Le Centre d'art contemporain de
Grenoble cherche un nouveau directeur, mais le personnel est en place, a des
idées, et accueille les imaginations de passage.
Bernadette Bost