Silvie et chérif Defraoui


 

" La tour, le puits: machines rotatives et caméra giratoire aux confins de la postmodernité " ( extrait )
Le Monde Rhône-Alpes, Lyon, samedi 13 Mars 1993

TONY BROWN, SILVIE ET CHÉRIF DEFRAOUI à Grenoble

Des machines rotatives de Tony Brown aux tourbillonnants abîmes de Silvie et Chérif Defraoui, l'exposition du Magasin commence et finit par un vertige. Vertige d'une ascension jusqu'au « meilleur des mondes » standardisé et robotisé de l'artiste canadien. Vertige d'une plongée dans les profondeurs de la mémoire culturelle en compagnie des plasticiens-vidéastes suisses. La première giration imposée est rapide: 90 révolutions à la minute. La seconde est ralentie, comme hors du temps réel. L'une suscite une émotion cathartique chez le spectateur qui voit tournoyer, sans parvenir à fixer une image, la folie du modernisme occidental. L'autre libère des contraintes du présent par l'irrésistible attraction d'une rêverie orientale. Deux voies antithétiques, mais également fascinantes, de l'art d'aujourd'hui.
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Après les machines de Tony Brown - celle-là et trois autres, dont la Wind Machine de la Documenta de Kassel, et une pièce réalisée pour le Magasin, - le Puits des Defraoui apporte un apaisement. On y parvient en traversant un ensemble d'oeuvres conçues comme une méditation sur les origines de notre imaginaire. Sur un mur, un texte quatre fois millénaire, attribué à Hermès Trismégiste, parle des formes visibles qui reflètent le monde idéal. Les lettres, dont la moitié inférieure est coupée, semblent émerger du passé, hiéroglyphes à déchiffrer.
Sur un autre mur, un damier bleu et blanc invite à percevoir, au-delà de la couleur et de la géométrie, des secrets tout aussi anciens. Un commentaire, rédigé par les deux artistes, évoque la caverne de Platon, « passage dans lequel l'Orient et l'Occident regardent, de deux côtés différents, le même écran et les mêmes ombres ». Mais cette explication importe-t-elle? L'art des Defraoui s'adresse aux sens plus qu'à l'intellect. Leur force est d'entraîner le spectateur dans une insondable rêverie en faisant trembler au fond d'un verre une petite lumière venue d'on ne sait où, et de transformer en musique des sphères le glouglou de l'eau de ville dans un tuyau de métal.
Quant à la pièce finale, le Puits, séquences d'images vidéo projetées au sol sur un cercle de sable fin, c'est une des plus belles réalisations de l'art contemporain. Silvie et Chérif Defraoui ont filmé, simplement, l'intérieur d'un puits de brique; les remous d'une eau agitée; quelques objets déterrés par des archéologues - tessons, ossements, - et des vestiges de l'art oriental. A l'écran quadrangulaire des moniteurs, ils ont substitué la forme ronde, récurrente dans beaucoup de leurs oeuvres, projection en deux dimensions de cette « sphère qu'est le monde ». Avec du bricolage et de la technologie sophistiquée, ils ont rythmé la découverte progressive des couches de civilisation enfouies dans l'abîme de la mémoire. Longtemps après la remontée du puits, quand le projecteur s'éteint, on est hanté par cette vision des origines.

Bernadette Bost