Hreinn Fridfinnsson
Daniel Dobbels
"On trouve tout au Cnac"
Libération, Paris, 27 mai 1987
C'est donc presque naturellement, avec un plaisir feutré, que l'on
va transiter et passer dans les salles adjacentes, là où Hrein
Fridfinnsson (né en 1943 à Dölum, Islande) distille ses
sons propres, une intimité que les forces les plus disproportionnées
n'entament jamais gravement. Ce qui saisit d'abord, c'est un rapport de confiance:
une élégance cruciale qui résiste à toutes les
intempéries, qu'il s'agisse de la foudre, du feu, d'une roue de feu
(Territory, 1982), ou d'un vent tournant (Five Gates for the South
Wind, 1972).
Fridfinnsson a le don des équilibres irréductibles, des ténacités-limites,
que les périls ne peuvent altérer. Une pièce de 1972 donne,
de ce point de vue, le diapason: Lieux sacrés et enchantés est
une double photographie d'une ferme que surplombe une montagne. Que dit la
légende? « Quand, dans cette ferme, douze vaches seront à l'étable
et qu'un taureau gris sera, lui établé du côté ouest,
alors le sommet s'écroulera sur la ferme. Cette situation ne s'est encore
jamais présentée. »
Voici, tout est prévu, écrit et prédit. Les éléments
sont là (la ferme, la montagne, le site), la légende et le destin
aussi. Mais rien n'arrivera. Comme disait Klossoswski : « Si le pire
n'a pas déjà été atteint, il ne le sera jamais. » Fort
d'une semblable vérité, Fridfinnsson peut donc s'avancer très
loin ou rester sur place en sachant qu'un lieu, un même lieu, un coin
fenêtre, un coin cuisine, un canapé peuvent sans changer en rien
leur agencement passer indifféremment du bonheur au malheur (A Place,
1975).
Les dualités qui risquaient peut-être d'annuler - par des effets
de miroir l'ambiguïté et la franchise du mouvement de Fridfinnsson,
tendent depuis le début des années 1980, à se fragmenter
et à se consteller. A l'image de cette étoile pliée (Folded
Star, 1983) avec un soin sans âge, comme si cette pièce rassemblait
en elle l'essence de toutes les étoiles, il déploie, plie et
déplie des éléments parfaitement insolites pour les inscrire
dans des sortes de montages sans titres, qui sont, d'évidence, de purs
jeux de délicatesse que l'existence s'offre elle-même.
Deux pièces de 1983-1984 sont de ce point de vue très libres:
la première dispose un test de Rohrschach au centre d'une pyramide montante
de taches bleues; celles-ci tout en se multipliant, sans s'estomper, viennent
conforter ce lieu fait pour l'interprétation. Elles ne redoutent pas
que l'une d'entre elles puisse donner lieu à un sens (fut-il réducteur);
la seconde pièce juxtapose la photographie d'un caniveau où la
pluie dessine des ondes serpentines. Sur un panneau mitoyen, mordoré,
métallique, de courtes lignes se croisent en angle droit; à l'extrémité droite
de fines lamelles de bois, adjointées comme un store, finissent par,
dessiner, sur trois niveaux, deux syllabes muettes (des E) et une croix. Neuf
boutons rouges extrémistes signalent le danger qu'il y aurait à appuyer,
- là où, précisément, rien n'est alarmant. Ce n'est
pas parce qu'il y a précipitation à gauche, qu'il faut brûler
le rouge et chercher à gagner du temps à droite.
(...)