Sol Lewitt
Daniel Dobbels
"Sol Lewitt fait le mur"
Libération, Paris, 28 juillet 1986
On connaît Sol lewitt comme peintre minimaliste ou conceptuel. L'appellation
au contraire de telle d'un bon vin, fait généralement frémir.
On y associe froideur, abstraction, système, insensibilité. On
pense que ce minimum de moyens et cette rigueur de la méthode est encore
pire que le Discours de la Méthode de Descartes qui lui, ménageait
au moins un doute dont Dieu seul nous gardait. On se dit aussi que cette forme
réduite d'art contemporain n'aura qu' un temps, qu' elle passera comme
les entrecroisements des lignes pâles de Lewitt passeront, délavées
par l' usure et les érosions. Mais on oublie ceci: que la modernité
rencontre toujours plus dur qu'elle, que la rigueur si elle est morbide (et
Sol Lewitt est tout sauf morbide) n'est jamais exemple de lyrisme, et qu'enfin,
un peintre, fut-il minimaliste n'est jamais tout à fait étranger
à la louange.
Sol Lewitt n'échappe à cette régle souple que ne contient
aucune méthode. Et ce Wall drawing, ce dessin à même
le mur, cette fresque peinte, immense mais évitant le grandiose et la
grandiloquence, est plus faite pour dégager l'espace où il est
dressé que pour l'enfermer et le circonscrire. Il faut préciser
que le Magasin, ce bâtiment industriel construit en 1900 par les Ateliers
Eiffel, où le Centre national d'art contemporain de Grenoble est installé,
est un lieu d'une luminosité non-aveuglante. L'oeuvre de Lewitt y semble
protégée, bordée, accueillie comme un élément
étranger mais pourtant familier. Bref il y a là un phénomène
d'assomption dont les matières et matériaux seuls, le fer, l'acier,
le verre, les tons différents des gris (du sombre au clair), seront les
officiants. Car le premier paradoxe tient dans le fait que cet espace offert
aux regards est inhabitable, qu'il n'est pas fait pour y vivre et que, pourtant,
rien n'y est déshumanisé.
Les pyramides de Lewitt, pointues ou coupées en le leurs sommets, arasées
parfois comme celle du fond, au centre, où le gris anthracite évoque
autant un sous-sol qu'une météorite, y trouvant certainement la
raison de leur flottement ce pouvoir de flottaison entre ciel et sol qui leur
permet de ne toucher à rien. Elles ont la vertu des monuments fuyants.
Ni sacrées, ni tombales, ni sacrificielles comme celles des Aztèques,
elles sont là pour induire des montées, des élévations,
des chutes, des lévitations, des déplacements et des glissements
préservant de toutes sortes de précipitations.
L'art de Lewitt prend un sens presque clair alors: le minimalisme n'exclurait
pas le nombreux mais se préserverait de l'innombrable, du trop grand
nombre qui agit et réagit toujours irrationnellement. Donc à trop
grande vitesse, dans l'effréné. Principe de conservation presque
élémentaire qui demande une extrême attention aux phénomènes
et aux espaces à priori donnés. Lewitt, dans ce sens,
prend toutes ses mesures pressentant que la marge est étroite qui sépare
ce qui est sans-prix de ce qui est sans valeur. Il cite Gertrud Stein: «
a work of art is either priceless or worthless » - ce qui, au
bout du compte, définit assez bien le pari minimaliste. Sol fait tout
pour l'éviter par une sorte de lyrisme transparent (ou, pour dire autrement,
par un lyrisme de la transparence) qui consiste à prêter toute
son attention aux lieux où il expose, et à produire une fresque
conçue pour en enregistrer les variations de lumière, de matières.
de densité, de largeurs et de dimensions. Le hasard fait de ce point
de vue bien les choses.
Il y a dans le hall du Magasin, surplombant l'espace, trois fenêtres en
arcs, ajourées par endroits, bleus sur certains de leurs carreaux. Ce
bleu, pâli mais pur comme le ciel qu'il masque, peut faire penser à
un vitrail ou aux bleus de certains peintres de la Renaissance. Il est pourtant
accidentel. Il semble, ici, absorber, engranger les rouges, les jaunes ou les
ocres, ainsi que les gris clairs ou noirs du mur de Lewitt. Il répond
objectivement au seul désir, que Lewitt émet comme un aveu «
Je voudrais produire quelque chose dont je puisse ne pas avoir honte en le montrant
à Giotto ». C'est fait.