Tran Diep
"Neuhaus, sculpteur de sons"
Libération, Paris, 19 Mars 1988
Rien sur les murs, rien sur le sol : l'artiste travaille
sans filet. Dans l'espace du Magasin transformé en caisson d'isolation
sensorielle, Neuhaus donne « à voir » un précipité pastel
des bruits ambiants.
Enfin, une exposition où il n'y a rien à voir. L'installation
sonore de Max Neuhaus au Magasin de Grenoble, « Sound Line » est
seulement auditive. On attendait l'installation annoncée par la fiche
technique, une ligne de 60m de long sur deux mètres de large balisant
les différentes sources d'écoute - « dans le sens longitudinal
de l'espace, l'image sonore se laisse localiser assez précisément
sur son axe » - et on se heurte à un lieu vidé de tout
objet signalétique.
Passé le cap du premier fou rire nerveux, avec l'impression de s'être
fait piégé - littéralement - on avance à tâtons,
essayant de déceler un quelconque bruit composé, comme une surprise.
Avec la pénible impression de s'être aventuré sur un terrain
miné, en jetant des regards inquiets sur son voisin de fortune, on a
peur de mourir idiots. Le principe est pourtant d'une simplicité désarmante.
Avec onze paraboles de lm20 de haut sur 1m de large reliées à quelques
deux cents haut-parleurs cachés dans l'ossature métallique de
la « rue », Max Neuhaus fait jouer tous les bruits climatiques
du Magasin. Le ronronnement de la soufflerie ou le brouhaha de la circulation à l'extérieur
se voient attribuer un rôle d'instruments d'accompagnement d'une partition
minimale dont le clapotis programmé sur ordinateur serait le premier
violon.
Un murmure d'eau tombe en stacatto sur le visiteur, comme douché par
certains endroits. Plus exactement à partir du deuxième pilier
du Magasin. L'intention de Neuhaus est de constituer un bain de son, à l'instar
de l'utilisation des lumières directionnelles plongeantes en matière
scénographique. En réalisant un relief sonore volontairement évanescent,
il évite de noyer le public sous un torrent de bruitages.
La musique, il connaît. Percussionniste de formation, Max Neuhaus a d'abord
commencé une carrière de musicien contemporain. En jouant notamment
sous la direction de Boulez en 1962-63, ou avec Stockhausen l'année
suivante, il entrevoit la consécration en 1965 avec un récital
en soliste au Carnegie Hall. Avant de rompre avec les salles de concert en
créant « Public Supply », un morceau diffusé par
les canaux du téléphone et de la radio.
Max Neuhaus quitte définitivement la scène en 1968. Pour s'orienter
vers le son sculpté, qui n'est pas de la sculpture sonore. A l'inverse
de Takis et Tinguely qui incluent des martèlements rythmiques obtenus à partir
d'éléments en fer ou en bois utilisés pour la construction
de leurs pièces - mécanique sonore accompagnant un propos plastique
- Max Neuhaus taille ses sons à partir de l'ambiance architecturale
des lieux investis. En délimitant les zones d'écoute sous forme
de couloir invisible, il décrypte les strates audibles d'un environnement à la
manière d'un topographe, pour qui les niveaux sonores sont aussi importantes
que les courbes géologiques. Chacune de ses interventions restitue la
mémoire des sites en intégrant les sons artificiels aux bruits
caractéristiques d'un paysage précis, urbain (« Siren Project » en
1981-82 » pour la ville de New-York) ou rural (« Domaine de Kerguéhennec,
Bignan, France » en 1986 »).
Avec Max Neuhaus, on traverse le mur du son, sans bang déflagrant. Plus
cri-cri que vroum-vroum, ses structures perceptibles dressent un écran
sonore, comme un voile transparent et mettent l'auditoire dans une ambiance
paradoxale : plus on est attentif à saisir ses compositions discrètes,
plus les plages de silence s'étirent. Il a (presque) réussi à transformer
le Magasin en caisson d'isolation sensorielle. Et le public sort de l'exposition,
soulagé. II n'y a rien à dire.