Pl@ytimes
«Pl@ytimes : une pédagogie de l’exposition»
Omnibus, Paris, avril 1999, p. 14-15
On a vu paraître ces dernières années une littérature
assez abondante - due pour la plupart, d'un nom sans doute hérité
de la guerre froide, à quelques « commissaires », jeunes
et vieux, heureux de trouver là un bon moyen de valoriser un travail
souvent fastidieux - sensée rendre compte de la singularité de
la « forme exposition ». Mais, comme souvent en pareil cas, l'objet
ainsi surexposé, littéralement irradié, n'a guère
été mieux apprécié. Malgré les apparences,
rares encore en effet sont les expositions qui échappent à la
simple nomenclature, aux approximations d'inventaires, aux thématiques
vagues. Quand l'initiative en revient aux artistes eux-mêmes, comme c'était
le cas - pour ne prendre que deux exemples français récents -
à l'Arc, avec le projet de Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Huyghe
et Philippe Parreno, ou au Magasin de Grenoble, avec Le Procès de
Pol Pot, mis en scène par Liam Gillick et Philippe Parreno, l'on
est heureux le voir se confirmer une hypothèse lui trouve à leur
contact de nouvelles ramifications, de nouveaux territoires du possible ; mais
l'on en attendait pas moins des artistes et de l'art, puisque précisément,
c’est grâce à une relecture attentive de son histoire récente
que l'hypothèse d'une spécificité de l'exposition dans
sa forme et ses objectifs a pu être reconnue et formulée (1). Plus
originale en ce sens, et plus encourageante, est l'initiative quand elle nous
vient de jeunes gens sensés devenir de futurs concepteurs d'expositions.
Réalisée par un groupe de quatre élèves de la dernière
session de l'École du Magasin, l'invention du dispositif de « Pl©ytimes
» correspondait avant tout à un enjeu pédagogique d'auto-apprentissage.
De quoi s'agit-il donc? D'une exposition qui, à travers toute une série
de variations contemporaines sur la notion de jeu, en profite pour interroger
et thématiser ses propres règles d'écriture et de lecture.
Prenant prétexte du jeu comme symptôme d'un comportement social
qui se généralise et, par contagion, comme modèle des interactions
sociales dans la société dominée par les valeurs et l'économie
libérale, il s'agissait simultanément de tirer de la plasticité
du jeu, de son caractère à la fois systémique et ouvert,
multiple et figural, l'occasion de construire un réseau d'occurrences
articulées et stratifiées, un «langage» millefeuille
susceptible de donner forme à l'exposition ou, mieux encore, d’exposer
l’exposition elle-même en tant que forme et médium spécifiques,
sans que pour autant ce langage - la construction de l'espace de l'exposition
comme un macro-jeu de société - ne soit le dernier mot de l'histoire.
Lui-même « objectivé », mis à distance, il était
en effet questionné en retour, en tant que forme dominante de l'industrie
de la culture, plaçant ainsi le spectateur dans un double blind inconfortable,
pris entre le plaisir de jouer le jeu de l'exposition et la nécessaire
autocritique de son propre jeu dans l'exposition à laquelle la logique
de celle-ci le conduisait immanquablement. On peut dire que la logique du jeu
fonctionne ici comme un véritable paradigme : pour un début de
problématisation d'une caractéristique typique de la vie contemporaine
; et comme révélateur de quelques-uns des critères déterminants
propres à toute forme exposition. À savoir : un choix d’«
images » qui fonctionnent déjà comme des textes sous la
forme de modalités différentes de jeux et de matériaux
(documents, entretiens, etc.) s'y référant ; l'organisation de
cette «banque» d'archives selon un principe de lisibilité
dans l'espace (ici le choix de strates empilées à partir d'une
occupation intelligente du niveau du sol) ; l'utilisation de chaque oeuvre,
projet ou document présentés dans l'exposition comme autant d’«
images dialectiques » valant autant pour elles-mêmes que pour ce
qu'elles permettent de « retourner » des amorces de lecture inventées
par le spectateur de l'exposition ; enfin, une « politique d'auteurs »
de l'exposition assumée, matérialisée notamment par un
choix de citations inscrites à même les murs.
Contrairement aux habitudes « curatoriales », tout se passe donc
ici, comme si le contexte pédagogique du projet, son caractère
collectif, avec ce qu'il implique de précarité et d'hésitation,
voire de conflits, avait été la garantie d'une discussion réelle,
d'un souci d'argumentation et d'une complexité, dont les étapes
et le processus sont perceptibles dans les couches hétérogènes
de l'exposition, révélant la spécificité de son
mode de pensée et de montage.
On aimerait que ce premier pas piétine, qu'il ne se prenne jamais les
pieds dans une professionnalisation qui risquerait, presqu'à coup sûr,
de lui être fatale. Faisant preuve d'un optimisme inconsidéré,
je n'hésiterais donc pas à souhaiter qu'un tel projet, modeste
et juste, continue - pour reprendre le titre d'un opuscule malheureux qui avait
fait grand bruit il y a un dizaine d'années dans le Landernau artistique
- à « faire école».
Charles Barachon : Au départ, nous avons tous été inspirés
par le champ des cultures populaires, dans les sens de cultures « traditionnelles
», et de culture de masse, tout en nous apercevant rapidement qu'il s'agit,
à notre avis, d'un terme générique imprécis et obsolète.
Notre réflexion s'est alors recadrée sur la notion de jeu. Quelles
relations au monde les diverses pratiques du jeu peuvent-elles produire ? Quels
comportements impliquent-elles ? En somme, il s'agissait de repérer les
modes de représentation de l'individu négociables au sein de la
sphère du jeu. Il nous est apparu alors indispensable d'axer également
notre propos sur l'aspect mouvant du temps de travail et sur son interaction
avec le temps de loisir.
Keren Detton : La notion de culture populaire est devenue pour nous rapidement
une impasse. Il nous fallait montrer comment l'évolution des sociétés
a rendu cette distinction caduque.
Karine Vonna : Nous avons beaucoup tourné autour de la notion de divertissement,
que nous avons ensuite abandonnée au profit de celle de jeu. La première
faisait trop directement référence à une production / consommation
de biens et services. En m'accordant avec vous sur le thème du jeu, je
voulais explorer une forme particulière de divertissement, plus riche
de sens, de possibles. Car à l'inverse, le jeu implique un cadre, des
contraintes. Et c'est la manière dont certains artistes aujourd'hui réagencent,
contournent, détournent, voire subvertissent ces contraintes qu'il m'intéressait
tout particulièrement de mettre en exergue.
Reiko Setsuda : L'exposition « All Star », organisée par
les élèves de l'École supérieure d'arts visuels
de Genève, m'a fait réfléchir sur la construction de l'identité
chez les teenagers, qui se réalise par références multiples,
en imitant les stars, sur leur look et leurs attitudes. Aujourd'hui, une sorte
de « teenager generation » s'est étendue à
la société toute entière, induisant un brouillage générationnel,
une infantilisation de la société elle-même. C'est ce que
montre la documentation japonaise réunie pour Pl@ytimes: non seulement
les adolescents mais aussi les adultes japonais tentent de se (re)construire
une identité en imitant les personnages issus de fictions (mangas, séries
TV, etc). Le recul de l'age de rentrée dans la vie professionnelle s'étant
énormément prolongée, la gestion du temps libre a pris
une autre importance. Ce n'est pas un hasard si parmi les termes clés
que nous avons choisi de souligner en les inscrivant sur les murs se trouve
celui de « resituage » (2).
Karine Vonna : Tes propos soulignent comment les intuitions de départ
se transforme en propositions. Car Plt@ytimes s'est éloigné des
mécanismes d'identification et d'imitation : Miltos Manetas fait de Lara
Croft un antihéros animé de passions humaines, Laurent Hart façonne
ses personnages dans l'univers des banlieues bétonnées et Christoph
Draeger se sert de figurants comme toi et moi pour ses remakes de films américains.
Les artistes de Pl@ytimes pratiquent plutôt la distanciation sur le mode
ironique, caustique, critique…
s
Charles Barachon : Il est également intéressant d'observer le
principe du jeu de rôles en tant que modèle capable de mettre en
évidence les fonctionnements quotidiens d'un groupe d'individus, d'une
société ou d'une économie : stratégies recherchées,
règles, modes d'action et d'interaction de ses représentants.
La structure du jeu de rôles permet aussi de rendre compte de la fragmentation
de l'expérience individuelle, de l'extension de la notion d'hyper-flexibilité.
Karine Vonna : Il est clairement apparu qu'on retrouve souvent dans quantité
de jeux les mots clés de la pensée néolibérale :
compétitivité, adversité, hyperflexibilité, adaptabilité…
Et quitte à me répéter, je constate qu'à quelques
exceptions près les artistes de Pl@ytimes ont adopté des postures
et des pratiques qui remettent en cause ces (fausses) valeurs telles que l'on
retrouve dans la société de l’information et de la communication
de l'entertainment. Le film de Matthieu Laurette qui recycle et réactive
via une caricature de micro-trottoir le manifeste de Debord contre « la
société du spectacle » en est pour moi l'exemple le plus
caractéristique.
Reiko Setsuda : La collaboration avec Eric Zimmerman, concepteur de jeux, a
donné un autre développement à notre réflexion,
dans la mesure où il réfléchit sur les fonctionnements
qui rendent possible l'activité du jeu. La création de trois jeux
d'esprit différents nous a laissé voir les perceptions physiques
et les états psychologiques du visiteur, son conditionnement temporel
et spatial. Accepter les règles du jeu, c'est se soumettre à une
autre discipline, ce choix conduit momentanément, à vivre un autre
personnage.
Keren Detton : Avec le jeu Suspicion, Eric Zimmerman vient greffer de nouvelles
règles à l'espace réel et social du travail et met ainsi
en péril celles qui régissent habituellement cet espace. Par le
jeu, il met à l'épreuve des relations et des comportements sociaux
formatés par l'entreprise (système pyramidal, sectorisation, jeux
de pouvoir).
Karine Vonna : Personnellement, j'avais envie d'explorer autre chose que les
notions déjà usées mais toujours présentes de jeux
de rôles et d'interactivité. Je voulais y ajouter la relation entre
temps disponible et temps de travail quand celui-ci est appréhendé
comme une valeur en voie de disparition (Dominique Méda), comme quelque
chose de central qui n'existe plus et qui ne reviendra plus (André Gorz).
Concrètement, si le travail n’est plus l’élément
structurant de la vie de l’individu, si l'information et l’entertainment
sont aujourd'hui les premières industries, voire une seule et même
industrie, alors il convient de travailler dans le champ des questions posées
par ces mutations. D'où les deux ateliers animés par François
Deck dans l'espace de Pl@ytimes avec un public « embauché »
pour réfléchir sur tout un jeu d'interrelations entre travail
et création, temps de travail et temps libre, temps travaillé
et temps libéré,etc.
Charles Barachon : A partir du moment où cette exposition tente d'articuler
les potentialités du jeu, les oeuvres sélectionnées embrassent
différentes formes d’interactivité. L'Esprit du lieu,
le film de Jean-Hubert Noviel déconstruit et dialectise les mécanismes
du parc de loisirs ; les peintures de plateaux de jeux télévisésvides
de John Miller mettent en évidence l’interactivité factice
valorisée par l’idéologie dominante. Le joueur ne peut agir
librement puisque son rapport au monde est toujours déjà préformulé.
Quand Miltos Manetas se réapproprie les schémas du jeu vidéo,
il parvient à trouver des chemins de traverse subversifs pour jouer à
contre-courant de ce qui est proposé. J'aime aussi le projet de Christelle
Lheureux qui indique la possibilité d'une interactivité constructive
un groupe de personnes tente d'inventer entre eux une économie nouvelle,
basée sur le recyclage et la téléportation. Mais si Pl@ytimes
fonctionne comme une mise à disponibilité organisée des
potentialités offertes par le jeu, le niveau d'interactivité le
plus riche provient de l'intertexte créé entre les oeuvres, celles-ci
et le texte mural.
Karine Vonna : Comme le dit bien Nathalie Piégay-Gros dans son introduction
à la notion d'intertextualité, « faire de l'espace de
l'invention le lieu d'un bricolage, d'un assemblage de fragments discontinus,
telle est bien la démarche de l'écrivain qui convoque dans son
texte ceux des autres ». C'est comme cela que je lis/lie les travaux
de Deck, Laurette, Draeger et Noviel.
Charles Barachon : Penser le dispositif même de l'exposition nous a conduit
à prendre en compte la verticalité écrasante du lieu. Les
solutions retenues consistaient à faire communiquer différentes
strates horizontales de l'espace, à savoir : limiter au maximum les oeuvres
destinées à être accrochées, équilibrer la
présence au sol et habiter plusieurs niveaux grâce au texte.
Karine Vonna : En multipliant les usages du sol, en travaillant notre scénographie
à partir de l'horizontalité de l'espace, nous avons réussi
à casser sa verticalité. Les fauteuils gonflables colorés,
les tables réservées à la documentation et à Rien
ne va plus, faites vos jeux ! de François Deck renvoyaient simplement
à l'ordinaire de nos propres intérieurs. S'installer confortablement
dans un fauteuil pour regarder la télé, s’asseoir à
son bureau pour consulter des bouquins, tapoter sur son ordinateur ou surfer
sur le Net réussissaient à transformer le « white cube »
en un espace quasi domestique. Quant aux textes sur les mur et les tableaux
de Miller, ils ont un peu fonctionné comme un habillage de l'espace,
au sens où on parler d'habillage de chaînes, d'écran télévisuel.
Keren Detton : Nous avons également inclus des éléments
extra-artistiques, notamment la table de documentation, qui en même temps
fonctionnait comme un lieu de discussions, de rencontres, d'échanges.
Reiko Setsuda : J'ai beaucoup apprécié la confusion volontaire
entre documentation et œuvres : le visiteur pouvait choisir de devenir
un pion avec les jeux de Zimmerman, d’être lecteur de la documentation,
ou spectateur des vidéos, ou acteur-producteur du séminaire de
Deck…
Cette variété a rendu l’espace vivant.
Karine Vonna : Je crois que l’exposition s’est réalisée
moins sur la base d’un statement, d’un thème, d’une
démonstration que sur la mise en espace de questions. Par exemple, une
question élaborée et validée par l’un des deux ateliers
de François Deck :
« Pourquoi avoir toujours la nostalgie du passé et jamais celle
du futur ? »
Jean-Christophe Royoux (intro), Charles Barachon, Keren Detton, Reiko Setsuda,
Karine Vonna
(1) Voir notamment « Exposition(s) du récit après la littérature
» et « Pour un cinéma d’exposition », rappels
de quelques jalons historiques, publiés l’un et l’autre dans
Omnibus.
(2) Douglas Coupland, Generation, Robert Laffont, Paris, 1993