Arnulf Rainer


 

Françoise Verger
"Arnulf Rainer, « gymnaste du trépas » au centre national d'art contemporain de Grenoble"
Le monde, Paris, 19 mars 1987
p.25

C'était en 1950, à Vienne, Arnulf Rainer, influencé par la peinture fantastique en vigueur à l'époque, représentait des mondes grouillants, un peu à la manière de Jérôme Bosch. Il venait de quitter l'Académie des beaux-arts avec pertes et fracas. La solide exposition - au total cent soixante-neuf toiles créées entre 1978 et 1986, - que présente le Magasin (Centre national d'art contemporain de Grenoble) a gardé de ses débuts le sens de la raillerie et de la farce et un goût forcené pour l'altération des formes. Masques mortuaires, photos de momies, visages de cadavres et Christ en croix servent de support à, ce travail de métamorphose. Arnulf Rainer faisait fi des valeurs sacro-saintes, plus dans un souci de recherche artistique que par réel esprit de rébellion et d'obsession
nécrophile. On retrouve d'ailleurs la même démarche chez d'autres artistes autrichiens comme son compatriote Kokoschka, qui, déjà en 1925, avait dessiné un autoportrait de l'artiste en mort. Le regroupement des tableaux, parfois par séries de vingt oeuvres ou plus, donne à cette exposition un rythme lancinant.
Les masques mortuaires de Mahler, Nietsche, Brahms ou Haydn ou les photos de momies souffrent - ou bénéficient, c'est selon - du « principe de transformation énergétique » dont l'artiste était friand. Un contour est resculpté, le modelé d'un autre visage à peine teinté d'un soupçon de vert, d'orange et de rouge, une tête noyée sous l'épaisseur d'un crayonnement. Bref, on a le sentiment que Rainer prend un malin plaisir à déranger la sérénité de la mort. Les visages de cadavres, un peu bouffis et crayonnés de gestes intempestifs (parfois organisés?) font plutôt penser au travail d'un cynique qu'à l'oeuvre du farceur que l'on connaissait dans les Photos de grimaces, où l'artiste se mettait lui-même en scène avec dérision et humour.
Tous ces gestes, qui paraissent impromptus, Rainer les avaient travaillés lorsqu'il s'était lancé dans une série de peintures au pied et au doigt en s'inspirant des oeuvres de Soutter. Sa rage de peindre s'exprime plus dans sa gestuelle, comme on le voit dans les Croix recouvertes avec promptitude, que dans le choix des couleurs délicates et utilisées avec une étonnante parcimonie. Dans la série « Peinture sur peinture », on retrouve son gout pour les vastes espaces monochromes, qu'il, avait développés dans les années 60. Rainer, en revanche, semble canaliser sa furieuse envie de destruction dans la série de quarante estampes d'Henri Michaux qu'il recouvre, avec une relative mesure, de dessins et de grattages. Le geste, ici, est utilisé avec circonspection, et les dessins de Michaux servent de trame et de repère à ne pas dépasser. Ce « gymnaste du trépas ». aurait-il parfois le sens du tabou?