Sophie Ristelhueber


 

"Portraits de cicatrices"
L'humanité, Paris, 11 novembre 1992

Un livre de photographies après la « Tempête du désert »
PORTRAITS DE CICATRICES
Sophie Ristelhueber s'est rendue au Koweït après la « guerre chirurgicale » prenant le vent de vitesse pour garder le souvenir de blessures encore vives

Ce petit livre attire, intrigue même, avant d'émouvoir avec ses pages cartonnées, à mi-chemin entre le carnet intime et le livre d'enfants et son titre qui claque sur un fond presque totalement noirci: « FAIT » (1). Tel un dossier que l'on referme et qui va rejoindre quelque archives du Pentagone ou du ministère de la Défense : « FAIT ». Affaire classée. En ce mois d'octobre 1991, qui aurait pu penser que le titre d'un de ces dossiers qui dort quelque part, inspirerait une photographe, Sophie Ristelhueber? Quelques mois après la fin d'une « guerre propre », menée pour la « démocratie », etc., cette jeune femme au regard bleu décide de partir sur place.
N'y avait-il pas eu suffisamment d'images sur cette guerre pour en rajouter? N'avons-nous pas pu la suivre en direct à la télé 24 heures sur 24, nos culottes de peau à quatre étoiles jouant aux journalistes, ces derniers posant en treillis? Au cours de l'entretien, Sophie Ristelhueber me retourne la question « Qu'avez-vous vu, vous, à la télé? Des gens disant qu'ils se trouvaient à tel endroit et c'est tout. Après la guerre, des magazines comme « Time » ont effectué des reportages, mais seulement sur les soldats qui refaisaient leur paquetage. » Ou bien sur l'élément spectaculaire des puits de pétrole en flammes.
Alors « FAIT » est un titre à plusieurs niveaux de lecture: « Montrer le fait de la guerre, les formes faites par la guerre et les prises de vues faites par moi. Et puis je voulais un intitulé qui contraste avec les titres romantiques du genre « Tempête du désert » donnés à ce conflit qui, sur le terrain, s'apparente plus à la guerre de 14 qu'à autre chose. »
Si l'on est sensible à cet ouvrage c'est que Sophie Ristelhueber a évité plusieurs écueils, car il aurait été tentant de tomber dans le travers esthétisant : Dieu que ces images d'après la tourmente sont belles et que la guerre est jolie! L'ouvrage aurait pu se présenter alors sous la forme d'un délicieux et grand recueil dans lequel les illustrations se détacheraient nettement sur de beaux à-plats blancs; ou alors verser dans le sensationnalisme squelette d'une main sortant d'une manche militaire enfouie dans le sable... Ça marcherait dans les agences. Au contraire, et il faut rendre hommage à l'éditeur, d'avoir accepté ces exigences, chaque cliché occupe une double page mais il est coupé par la reliure. Ici l'image s'ouvre à l'émotion. Le lecteur est seul face à elle, sans fioritures. L'alternance même des sujets renforce l'effet voulu. Au hasard, on passe d'une vue aérienne de trois cercles en noir et blanc (sans doute des cultures recouvertes de cendres) à un objet à terre sur une tranchée : « Une couverture, presque une couverture d'enfant. Peu importe à qui elle appartenait mais j'ai retrouvé là une présence de l'homme, d'une force incroyable. » D'autres images, prises d'avion, évoquent des tranchées traitées, avec la perte d'échelle, comme des cicatrices laissées sur le désert, qui dans nos rêves est vu plus volontiers immaculé.
On retrouve ici la ligne conductrice d'une artiste qui n'est donc pas « photographe de guerre ». Son souci est de suivre « les traces de l'homme ». Ce travail mené sur le mitraillé, le torturé, « le côté rabiboché, ressoudé des couloirs creusés dans le sable » fait écho à une autre recherche, effectuée à ses débuts il y a dix ans, et exposé au musée d'Art moderne de la Ville de Paris. Le sujet traitait des opérations chirurgicales (n'est-ce pas une des expressions employées lors de la guerre du Golfe?): visages et corps aux coutures apparentes. Entre les deux, et bien avant d'« illustres confrères », en 1982, Sophie Ristelhueber se rend à Beyrouth, juste après les massacres de Sabra et Chatila. Son choix est de focaliser les immeubles en ruine plutôt que le sang ou les combattants.
Avec ce même regard, Sophie Ristelhueber, qui a pu réaliser ce « FAIT », notamment grâce à la Fondation de France, poursuit son chemin. De retour du Koweït, il lui a fallu un mois pour « décanter » et trouver ce débouché éditorial qui s'est accompagné d'une exposition présentée jusqu'au 18 novembre, à Grenoble, au Centre national d'art contemporain, toujours dans le même esprit. Une édition anglosaxonne a également vu le jour : « Il serait « amusant » que la presse américaine en parle en contre-point des « Mémoires » du général Schwarzkopf. » Désormais le vent du désert a, pour le plus grand bonheur des initiateurs et « alliés » de cette « Busherie », balayé la plupart des traces sauf une: « FAIT ».

Michel Guilloux

(1) « FAIT », Koweït, octobre 1991 », 152 pages, 71 reproductions noir et blanc et couleurs. Editions Hazan. 95 francs.