Sophie Ristelhueber
"Les obsessions de Sophie Ristelhueber"
Le Monde, Paris, 27/28 septembre 1992
Les paysages façonnés par l'homme, les traces de
la guerre, la violence des corps sont les sujets de prédilection
de cette photographe inclassable.
Depuis dix ans, Sophie Ristelhueber utilise la photographie pour « revisiter » les
territoires « usés » par l'homme, les formes et la matière
du réel: paysage ou bâtiment, pierre ou corps humain. Après
Beyrouth, dévasté par la guerre, elle est partie au Koweït,
bouleversé par l'opération « Tempête du désert ».
Ce travail est présenté au Magasin de Grenoble, avant l'lmperial
War Museum de Londres. Elle explique ici une démarche qui, nourrie
de l'expérience du terrain, s'écarte résolument du journalisme.
« Après Beyrouth en 1982, vous avez « visité » le
désert du Koweït en octobre 1991, six mois après la guerre
du Golfe. L'actualité est donc votre matière première?
- Chaque fois qu'un événement me touche précisément
(Beyrouth après l'incursion israélienne, le tremblement de terre
en Arménie de décembre 1988, ou la guerre du Koweït), je
suis déçue, et quelque fois furieuse, de la mise en forme des
images réalisées à cette occasion. Je le vis comme un
défi que j'essaie de relever. Je suis allée au Liban parce que
j'avais été frappée par les ruines modernes de la ville,
en toile de fond. Je voulais réaliser un livre plein de silence (1),
enregistrer simplement les immeubles détruits, les pierres des façades
mitraillées. D'autres événements sont pour moi très
importants, comme ceux de Yougoslavie, où je me suis rendue l'année
dernière. Mais je n'ai pas su trouver ce que je devais y faire.
- En quoi votre démarche échappe-t-elle au reportage?
- Nous sommes arrivés à un moment de saturation par rapport à toutes
les images, notamment les images d'actualité. Le réalisme terrifiant
des clichés que les reporters nous rapportent a fini par se vider de
son sens. En fait, pour évoquer l'homme, il n'est pas nécessaire
qu'il soit là. Les traces qu'il laisse parlent souvent mieux que son
image. Ainsi, dans les photographies du Koweït, les tanks sont vus du
ciel, explosés comme une boîte d'allumettes : j'y vois plus de
douleur que sur le visage déchiqueté d'un soldat. Contrairement
aux reporters, je ne cherche pas à témoigner ou dénoncer.
Je ne presente aucune vérité. Personne n'attend mon travail.
En rentrant du Koweït, j'ai attendu plus d'un mois pour « digérer » et
regarder ces photographies. Elles me donnaient la nausée.
- Qu'est-ce qui vous a décidée plus précisément à partir
au Koweït?
- Pendant la guerre elle-même, j'avais vu dans un magazine une image
prise depuis un Jaguar où l'on voyait les explosions noires des bombes
au sol. J'ai voulu retrouver ces traces ainsi que celles des tranchées
et des fortifications faites par les Irakiens. J'étais obsédée
par l'idée de désert qui n'en n'était plus un. Et toutes
ces formes que j'avais pressenties allaient dans le droit fil de mon travail
sur les territoires « cicatrisés ».
- Votre travail est un mélange de vues aériennes
et de photographies au sol. Pourquoi une telle association?
- En passant des vues aériennes au sol, j'ai cherché à faire
perdre toute notion d'échelle, comme dans l'Elevage de poussière,
de Marcel Duchamp. C'est une image qui me fascine et que j'ai gardée
en tête pendant tout ce travail. Cette balade entre l'infiniment grand
et l'infiniment petit déstabilise le spectateur. C'est une bonne illustration
de la relation que nous avons au monde. Nous disposons de moyens modernes pour
tout voir, tout appréhender mais, en fait, nous ne voyons rien.
Même si certaines images s'apparentent à des coupes au microscope,
je ne voulais pas, non plus, que ce jeu sur l'échelle vire complètement à l'abstraction.
J'ai donc beaucoup marché, travaillé sur les innombrables objets
abandonnés: chaussures, théières, télévisions,
meubles de bureaux. Et puis les « choses » de la guerre : obus,
lance-missiles, tanks, toutes sortes de mines. J'ai trouvé une collection
de blaireaux, de rasoirs et de petits miroirs qui devaient faire partie de
la panoplie du soldat. Des journaux intimes, des couvertures écossaises
qui ressemblaient à celles de mon enfance. J'avais l'impression de sentir
physiquement cette folie des gens qui fuyaient vers le Nord. Ce double abandon
de l'homme et de l'objet m'a beaucoup troublée. Ces « natures
mortes » ramènent au côté prosaïque de la guerre.
En même temps, coupés de leur usage, les objets deviennent eux
aussi des abstractions.
- Vous n'êtes ni artiste ni reporter, mais un mélange
des deux. Comment vivez-vous cette contradiction?
- Il ne faut pas abandonner le terrain du réel et de l'émotion
collective aux seuls reporters, rédacteurs ou photographes_ Il y a dix
ans, mon livre sur Beyrouth avait été contesté par le
milieu de la photo de reportage - le fait que je puisse regarder une maison
comme une maison, que j'en fasse le seul objet de mon travail. L'atelier ne
me suffit pas. Il est essentiel, pour moi, d'aller affronter physiquement la
réalité. Au Koweït, j'ai voulu faire corps avec le territoire.
Le terrain était aussi miné que celui de l'image. C'était également
une manière de poser le problème de la représentation,
finalement celui de l'art. Avec la crise, le milieu artistique est en train
de se rendre compte qu'il doit renouer des liens avec le réel. C'est
presque subversif de dire aujourd'hui « c'est une image toute simple ».
Un « fait ». Comme les portraits réalisés par Diane
Arbus ou Walker Evans.
- Fait, c'est le titre
du livre que vous avez conçu parallèlement à l'exposition...
- Il me fallait un titre laconique, à l'opposé du très
médiatique « Tempête du désert ». Ce que j'ai
vu - la guerre, - c'est un fait. Les formes que j'ai saisies ont été « faites » par
la guerre, puis par moi. La guerre - et ses formes - ne dit rien d'autre que « c'est
comme ça ». Les deux fragments de texte de Clausewitz que j'ai
mis au début et à la fin du livre encadrent les images, sans
début ni fin.
- Pourquoi avoir utilisé la couleur?
- Elle est déterminante à cause du sable, sa dominante monochrome.
Je voulais cette toile de fond « papier peint » que l'on retrouve
dans tout mon travail. J'ai gardé le noir et blanc pour ce que j'appelle « le
désert sale », là où la pollution est telle qu'il
fait nuit à midi. Ce sont aussi les images les plus abstraites.
- Comment vous situez-vous par rapport à la photographie
de paysage?
- Je ne m'inscris pas dans cette tradition, j'ignore la perspective, j'évite
le ciel, les lignes de fuite. Je privilégie les espaces saturés,
cloisonnés. L'oeil ne peut s'accrocher à aucun chemin, aucun
nuage. Il n'y a pas d'échappatoire.
- D'où vient cet intérêt pour les matières
cicatrisées, depuis votre travail sur les blocs opératoires en
passant par les paysages de montagne, jusqu'au Koweït?
- Peut-être parce que je suis issue d'une famille de médecins
suis-je sensible aux découpes, fractures, stries et textures. Le désert était
aussi abîmé qu'un corps. En prenant une image de tranchée
en zig-zag, j'ai revu une image que j'ai faite il y a dix ans, montrant le
cou d'une femme que l'on recousait. Au Koweït, je voyais les grandes tranchées
linéaires comme deux morceaux de désert rabibochés. Les
Alpes du Sud, que j'ai photographiées pour la DATAR, sont aussi un territoire
après la bataille, aujourd'hui déserté par l'homme. Ce
sont des lieux dans lesquels je me plais. Je retrouve là mes repères,
mes obsessions. »
Propos recueillis par Michel Guerrin
(1) Beyrouth Photographies, Hazan, 1984.