Susana Solano


 

"Susana Solano au Magasin, le mystère et l'usage"
Le Monde Rhône-Alpes, Paris, Samedi 23 Octobre 1993

« L'art n'existerait pas sans le mystère de l'inexplicable », a écrit Susana Solano. On ne saurait formuler meilleure définition. Ni trouver une oeuvre qui, plus que la sienne, se dérobe devant toute tentative d'explication.
Pour parler des sculptures de cette artiste catalane, on peut tout au plus proposer des éléments de description. Dire qu'elles sont austères, monumentales, sombres. Qu'elles comportent principalement des matériaux durs, froids d'apparence : plaques d'acier ou de verre, grilles de fer, tôle ondulée. Que les formes procèdent d'une géométrie rigoureuse, même si des feuilles de plomb, parfois, s'empilent en courbes « naturelles », ou si un drap de matière plastique tombe en plis.
On peut dire encore que ces oeuvres ne représentent rien, mais qu'elles évoquent des objets - tables, bâtiments, conteneurs, - et que leurs titres font référence à des fonctions et des lieux précis : Impluvium, Station thermale... En fait, elles manifestent à la fois un souci de dépouillement formel qui rappelle le purisme des architectes du Bauhaus et une volonté d'expression de ce qui hante l'artiste. « Mon travail et ma vie sont pleins de secrets, de passions et d'amours », dit-elle encore. Et aussi : « La beauté jaillit de souvenirs, pas nécessairement beaux, mais secrets. »
Ce contenu des oeuvres explique l'émotion ressentie par le spectateur devant certaines de ces constructions. Par exemple, la sculpture intitulée Pervigiles Popinae, une paroi d'acier noir que fracture une sorte de chute d'eau du même métal. L'émotion naît à la fois des proportions, donc des rapports numériques entre les lignes, mais aussi de la charge symbolique de cet objet qui barre l'espace tout en ouvrant un passage. Souvent, la puissance des sculptures de Susana Solano réside dans l'extrême tension d'une opposition de ce type entre un objet noir, irréductible et terrifiant, et un élément de vie. Ainsi, dans Bany de les cariatides, la table de fer monumentale qui contient un jardin de limaille. La même tension opère dans le rapport entre la masse des objets (leur densité apparente fait penser à Richard Serra) et le vide révélé à travers les grilles ou entre les plaques d'acier.

« Une affaire de folie individuelle »

Que penser des cinq Balançoires exposées dans la « rue » du Magasin ? Sur une vingtaine de pièces présentées à Grenoble, elles seules ont été spécialement créées, sinon pour l'exposition elle-même, du moins dans le cadre d'une opération de commande publique à laquelle participe le Centre national d'art contemporain.
La Fondation de France a permis à des collectivités locales de devenir « nouveaux commanditaires » d'une oeuvre d'art, les élèves de l'Ecole du Magasin servent de médiateurs. Tandis qu'Anne-Marie Jugnet et Robert Milin étaient pressentis pour un travail dans un quartier en difficulté de Grenoble - travail axé « sur les problèmes d'identité sociale et les échanges entre individus » qui aboutira à la fin
de l'année, - Susana Solano réalisait ces balançoires, prolongements de ses recherches sur le mouvement, la légèreté, la transparence. Dans quelques semaines, les enfants d'Allevard-les-Bains, de Pont-en-Royans et de Grenoble (dans une école de la Villeneuve et au parc Marliave) pourront s'y balancer.
Les utiliseront-ils comme des équipements ludiques ordinaires ou seront-ils un peu effrayés, comme certains visiteurs adultes du Magasin, par ces chaînes noires et ces barres d'acier incurvées ? En les voyant aujourd'hui, on se demande dans quelle mesure l'art doit exercer une fonction dans l'espace public. Le mystère d'une oeuvre peut-il s'accommoder de son utilité ? Ce balançoires sont-elles le signe positif d'une ouverture du musée sur la vie, ou traduisent-elles une confusion entre l'intime et le public, le secret (donc le sacré) et le profane ? La réponse est peut-être dans cette autre réflexion de Susana Solano : « L'art est affaire de folie individuelle, jamais de bon sens collectif . »

Bernadette Bost