Jaques Villeglé
Luc Vezin
"Entretien Villeglé Les lacérations anonymes"
Galeries magazine, Paris,
p. 27-30
En décollant les affiches qui parent (ou déparent) le paysage urbain, Villeglé sélectionne celles qui portent les marques de lacérations opérées par les passants dans des rues: il offre ainsi à ses oeuvres une paternité collective.
Cela fait bientôt quarante ans que Jacques Mahé de la Villeglé arrache des affiches lacérées. Un passe-temps moins innocent qu'il n'y paraît. Car cette technique, inédite en art, remet en question le role même de l'artiste par rapport à son oeuvre et sa place dans la société. Bien avant le manifeste des nouveaux réalistes qu'il signa le 27 octobre 1960, au domicile d'Yves Klein, et bien au delà du néodada et du Pop Art, Villeglé se mit à ramasser, en compagnie de Raymond Hains qu'il avait rencontré aux Beaux-Arts de Rennes, les affiches placardées dans la rue. Au collage, élément moteur de l'art depuis le début du siècle, ces artistes substituent alors la notion de décollage. Car leur seule activité consiste à collectionner, sans questionnement ni angoisse, les déchets du paysage industriel. Villeglé est ainsi un artiste « minimum » dont toute l'oeuvre se construit hors de lui, dans la rue. Simple piéton chapardeur du temps qui passe, ce personnage presque anonyme est pourtant, celui par qui la réalité de notre époque devient visible.
Vous considérez-vous comme un artiste?
Je me poserais plutôt comme un collectionneur. L'artiste pathologique,
c'est fini. L'artiste n'est pas un personnage particulier, il ne crée
pas, mais ramasse tout ce que la collectivité produit. C'est un regardeur,
il récupère, il accumule, il s'approprie et fait ouvrir les yeux
sur ce qui se passe autour de nous. Mon activité de collectionneur d'affiches
lacérées peut s'apparenter à celle des collectionneurs
de pierres, au IXe siècle, en Chine. A cette époque, le minéral
avait énormément d'importance; mais aujourd'hui on peut vivre
sans avoir jamais vu la campagne. Il faut être de son époque :
nous vivons au milieu d'un paysage industriel. Et l'artiste, comme le scientifique
ou l'ingénieur, se doit d'apporter quelque chose de nouveau, par rapport à son
temps.
Où se situe la nouveauté de l'affiche lacérée?
N'est- ce pas un avatar du ready-made, du collage ou du photomontage?
Le fait de simplement choisir un objet pour en faire une oeuvre d'art n'est
pas, par lui-même, nouveau. Mais s'approprier les déchets du paysage
industriel, sans autre manipulation que l'arrachage, c'est, je crois, une technique
nouvelle. Cependant, celui qui, en réalité, est l'auteur des
affiches que je collectionne c'est « le lacéré anonyme »,
cette sorte de personnage mythique que j'ai inventé en février
1959, et qui existait bien avant 1949, lorsque Raymond Hains et moi, avons
commencé à ramasser nos premières affiches.
Ensuite, vous avez attendu huit ans avant de les exposer, en 1957,
chez Colette Allendy, pourquoi?
Les gens qui venaient chez Hains ou chez moi voyaient ces affiches, mais l'ambiance
des années 50 se réduisait trop à l'art abstrait. Nos
affiches ce n'était pas de la peinture, pas de l'art. Et puis, il faut
le dire, il y a Raymond Hains. Il se fait un malin plaisir à retarder
les réalisations. Avec lui, je faisais également des films comme Hepérile ou
encore, celui que j'ai baptisé Pénélope, parce
qu'il se défaisait « hainsiennement » au fur et à mesure
qu'il avançait.
Pourtant, vous vous êtes, finalement, décidé à exposer?
Oui. Peut-être parce que Colette Allendy n'était pas une galeriste
ordinaire. Femme d'un des premiers psychanalystes français, elle avait
connu tout le milieu de l'avant-guerre: Picabia, Juan Gris, Gleizes, mais aussi
Antonin Artaud ou Maurice Sachs, chez elle on n'était pas uniquement
concentré sur la peinture.
Quelles ont été les réactions à cette première
exposition?
Un succès d'estime: de petits articles, l'un de Pierre Restany, un autre
d'Edmond Humeau et un troisième dans l'hebdo Arts; ce n'était
pas si mal, car ces affiches n'intéressaient pas grand monde, on vivait
sous la dictature de l'art abstrait.
Et vous étiez un farouche opposant!
Non, l'abstraction je trouvais ça très bien. En particulier Hartung.
Peut-être pour une chose qui n'a jamais existé : j'avais entendu
dire qu'il s'était fait filmer en peignant des deux mains ! C'était
la spontanéité - complète, formidable ! Et cela correspondait à ma
conviction qu'en peinture il faut faire ce que personne n'a fait avant vous.
Cette conviction me vient d'un petit livre de Maurice Reynald, par lequel j'ai
fait la connaissance de l'histoire de la peinture du début du siècle.
Il y avait, en particulier, la reproduction d'une oeuvre de Miró, à laquelle
je ne comprenais absolument rien et qui, par conséquent, m'intéressait
beaucoup. Le livre, malheureusement, avait été édité en
1926, l'année de ma naissance. J'avais 18 ans lors de cet achat et je
voulais savoir ce qui s'était passé entre temps. Bien plus tard
j'ai appris que c'était l'époque du « Retour à l'ordre » de
Cocteau, Picasso ingriste... cela ne m'intéresse pas, l'art doit être
une aventure. Et, certes, notre génération n'a certainement pas
opéré de bouleversements aussi décisifs que ceux qui,
en peinture, se sont produits entre 1906 eet 1920, mais elle a approfondi tous
ces mouvements du début du siècle, en apportant et en exploitant
des techniques nouvelles.
Vous parlez souvent de la technique. Le nouveau, en art, viendrait-il
de la seule technique?
Pas seulement, mais elle joue un rôle capital: les historiens de l'art
et sociologues ont noté que l'évolution a toujours été synonyme
d'économie de moyens. Avec « le lacéré anonyme »,
tout se fait dans la rue sans que j'aie à intervenir; l'atelier est
donc inutile. J'économise les matériaux traditionnels, j'économise
aussi l'angoisse créatrice et j'annule le souci de l'évolution
dans l'oeuvre: d'année en année, ça avance tout seul.
Votre oeuvre se divise en différentes catégories d'affiches?
Oui. Je ne l'ai pas prévu au départ, mais finalement je l'ai
divisé par thèmes : il y a les affiches de peintres, la peinture
dans la non-peinture qui contient des fragments d'affiches d'expositions ou
autres ; les politiques, dans lesquelles rentrent celles que Raymond Hains
a appelées « La France déchirée »; les superpositions
d'images commerciales ou autres figures ; celles où seules les lettres
sont encore visibles, comme mon « Tapis maillot » du musée
national d'Art moderne; les affiches graphismes qui ont commencé lorsque
les stakhanovistes de la lacération ont trouvé plus rapide, à la
veille d'une élection, de maculer ou bomber les noms des adversaires
plutôt que de les déchirer. On est alors passé du lacéré anonyme
au dripping anonyme! L'avantage, voyez-vous, avec les affiches lacérées
c'est qu'elles permettent une parfaite liberté du sujet : le matin je
peux ramasser une affiche très composée et, le soir, une affiche
très sauvage. Cela autorise une très grande disponibilité d'esprit.
Alors que le peintre.., il reste parfois méditatif pendant 18 mois face à un
thème, avec l'inquiétude personnelle de l'avenir.
Dans votre oeuvre « La nouvelle Guérilla des signes » occupe
une place à part, puisqu'il ne s'agit plus d'affiches.
Cette série est née en 1969, lorsque Nixon est venu rendre sa
dernière visite à de Gaulle. Tout à coup, dans le métro,
j'ai vu un « N », avec les trois flèches dessinées
par Tchakhotine pour le premier parti socialiste. Puis la croix de Lorraine
pour le « L », la croix gammée pour le « X »,
la croix celtique d'Ordre Nouveau quadrant le « O » et, à nouveau,
les trois flèches. Sans commentaire, un alphabet politique était
né.
A comparer vos affiches lacérées à celles de Rotella,
aux dessous d'affiches de Dufrêne ou aux palissades de Hains, la différenciation
est immédiate. Y aurait-il un style Villeglé?
Non. Si je choisissais ce qui me plaît, je tomberais vite dans l'académisme.
J'arrache une affiche à partir du moment où elle me pose des
questions, mais il faut se décider très vite : si on laisse passer
une affiche, le lendemain elle n'existe plus.
Près de trente années après la signature du manifeste
des nouveaux réalistes, comment considérez-vous ce mouvement?
Je pense que sans les nouveaux réalistes nous aurions, peut-être,
risqué de rester des marginaux... cela est à étudier.
Ainsi, lorsqu'en 1959, Georges Noël, en tant que jeune peintre participant
au choix de la première Biennale de Paris, nous a présenté,
Dufrêne, Hains et moi on nous a rejeté. Pour finir, Raymond Cogniat
nous a donné l'auditorium. C'est là, qu'avec son intuition critique,
Pierre Restany a pensé créer un mouvement : avec Klein qui voulait
faire sa révolution bleue et avait besoin d'un groupe; avec Tinguely
et ses « Métamatics », machines qui peignaient, automatiquement,
des signes abstraits, puis vint Arman. Le nouveau réalisme nous a donné une
existence médiatique qui s'ajoutait à l'impulsion donnée
par notre participation à cette Biennale. Mais je crois que les nouveaux
réalistes doivent être de nouveaux artistes.
Au début des années 60, les travaux de Jasper Johns et
Rauschenberg puis le Pop Art apparaissent Outre-Atlantique comme des préoccupations
proches des vôtres. Comment vous situez-vous par rapport à ces
artistes?
En 1959, Rauschenberg fut présenté à la Biennale en question
comme le plus grand artiste américain de sa génération.
J'ai voulu voir et j'ai été un peu déçu : sa participation
faisait « Dada Berlin » en plus grand. Par contre, l'année
suivante, à l'exposition surréaliste, à la galerie Daniel
Cordier, j'ai beaucoup aimé son « Lit », mais sa technique,
un bon amalgame de l'objet et du dripping, était encore assez traditionnelle.
Le Pop Art, ensuite, fut l'image agrandie, les couleurs primaires, pas de technique
ou une technique impersonnelle. Ils employaient la photo, l'aérographe... ça
dénotait agréablement du milieu métaphysique parisien,
du zen, des couleurs automnales. Il y avait beaucoup de gris à Paris
et les couleurs me manquaient. Et si, depuis quarante années, je me
plais tant dans les affiches lacérées, je crois que c'est à cause
de la couleur et de ses imprévus.