Jaques Villeglé


 

Daniel Soutif
"Villeglé et Prince, petit-fils et fils de pub"
Libération, Paris, 10 novembre 1988

A première vue, l'idée d'exposer simultanément un classique du nouveau réalisme - tendance décollage d'affiches lacérées - à la française et une jeune vedette de l'art new-yorkais d'aujourd'hui pourrait paraître hasardeuse. Pourtant, à y regarder de plus près, on conviendra vite que, par-delà le fossé de plusieurs générations qui sépare Richard Prince de Jacques Villeglé, le choix - le dernier effectué par Jacques Guillot avant sa mort récente - de réunir ces deux artistes dans les espaces du Magasin se justifie amplement et on s'en félicite allègrement.
Comme le français, l'Américain a entrepris de continuer la peinture par d'autres moyens. Pour tous les deux, ces autres moyens doivent leur existence à celle de la publicité. Cela fait déjà deux points de rencontre. Pour la petite histoire, on en ajoutera un troisième: l'année 1949. Décisive pour Jacques Villeglé - cette année-là fut précisément celle où le futur nouveau réaliste décida de limiter son activité artistique à l'appropriation d'affiches lacérées -, elle le fut également pour Richard Prince puisqu'elle marque tout simplement la date de sa naissance à Panama.
En dépit de tous nos efforts, la comparaison doit pourtant s'arrêter là, car si la publicité est à la source du travail de Prince comme de celui de Villeglé, si même les deux artistes partagent naturellement une procédure créative relevant de l'appropriation d'un donné, les méthodes et les fins élues respectivement par l'un et par l'autre les opposent.
Comme son vieux compère Raymond Hains, Villeglé repère l'art dans la rue. C'est sur le macadam des villes qu'il saisit la publicité au terme de son existence, lorsque l'ouvre anonyme des lacérateurs a vidé les affiches de leur sens et de leur fonction publicitaire, pour ne laisser qu'un simple résidu plastique. Le coup de génie de ceux qu'on appela les affichistes, et en qui Pierre Restany sut reconnaître de grands artistes, fut de voir - il fallait l'oeil - que des pans de murs entiers pouvaient être empruntés et accrochés tels quels au cimaises.
Effectivement, les affiches volées à la rue par Villeglé ou Hains étaient en mesure d'éclipser sur son propre terrain la plus audacieuse des peintures informelles. Reste que la peinture informelle, qui fit les beaux jours des années cinquante, a vécu, et si, trente ans après, les oeuvres de Villeglé gardent certainement toute leur force, le moins qu'on puisse dire est qu'elles sont maintenant privées du contexte qui les rendit non seulement fortes, mais nécessaires.
A la différence de Hains qui a multiplié depuis les activités les plus farfelues, Villeglé s'en tient toujours à la méthode élue en 1949. Les oeuvres de diverses époques réunies judicieusement dans le grand espace qu'au Magasin on nomme la « rue », prouvent indubitablement que le « lacérateur anonyme » d'aujourd'hui n'est pas moins talentueux que celui d'hier. Cela ne change rien au fait qu'il est devenu tout simplement anachronique.