Nari Ward


 


"Le Magasin"
Art Press, Paris, Mars 1995, p.82

Hormis Exodus, présentée dans le cadre d'Aperto à la dernière Biennale de Venise, aucune oeuvre de Nari Ward n'a été montrée en Europe. Son exposition au Magasin est le fruit d'une résidence de près de trois mois, ce qui n'est pas sans importance tant sa pratique se fonde sur l'accumulation, donc la durée. Né en 1963 en Jamaïque, il quitte l'île à l'âge de douze ans pour rejoindre sa mère qui travaille à New York. Depuis, il vit à Harlem, lieu qui constitue véritablement l'univers de son travail tant du point de vue des matériaux que de l'esprit qui l'habite. Dans la rue, il rencontre David Hammons, devenu depuis l'un de ses amis proches. En 1993, il réalise Amazing Grace, vaste installation constituée d'un grand nombre de poussettes-cannes reliées entre elles par la partie en caoutchouc de lances à incendie, et disposées de part et d'autre d'une allée en forme de bateau, recouverte par la gaine de ces mêmes lances. La pièce est d'abord montrée dans une caserne de pompiers puis au New Museum of Contemporary Art (New York). Exodus annonce, d'une certaine manière, Idle/drift, l'installation de Grenoble. Une série d'empaquetages renfermant des vêtements converge en direction d'une imposante forme circulaire constituée, une fois encore, de lances à incendie enroulées.
Au Magasin, il a investi la salle dite «des projets» (environ 18 x 8 x 5 mètres), qu'il a totalement obstruée et tapissée de cartons d'emballage de denrées alimentaires récupérés sur le marché voisin ainsi qu'au marché de gros. D'emblée, on se trouve au cour d'une version pauvre du diverticule axial de Lascaux ou de la crypte de Saint-Savin-sur-Gartempe. On y remarque en particulier des cartons de bananes, qui sont comme un lien nomade entre New York et la Jamaïque, entre les quatre coins du monde. Sur le sol sont également disposés d'improbables ensembles empaquetés, tournés vers le fond de la pièce où se tient une roue d'environ trois mètres de diamètre, formée des parties du pneu qui adhèrent à la route, préalablement mises à plat, enroulées puis cloutées. Cette roue s'appuie, à l'arrière, sur d'autres pneus, entiers ceux-là, empilés. On n'imagine pas à quel point ce fut un travail de titan que d'édifier patiemment ce cercle qui, à certains égards, en même temps que le déplacement, peut évoquer le choeur d'une église, une rose épanouie où convergent les regards et peut-être les âmes. Mais, dans le même temps, c'est une violence quasi menaçante qui domine. Les paquets au sol renferment des ressorts de sommiers - provenant d'une usine voisine ravagée par un incendie - enfermés, contraints, dans des ligatures en coton qui rappellent les lances à incendie dont on retrouve d'ailleurs ici et là quelques discrets fragments. Ces ressorts semblent flotter. Cette impression est confirmée par la présence d'éléments en tôle en forme de bateaux et remplis de morceaux de bois calcinés. À cela, il faut encore ajouter des bidons métalliques verts et rouges, remplis, eux aussi, de ressorts, de bouteilles, d'emballages d'aliments et de boîtes de conserve. L'ensemble est bardé de graisse, analogue à celle qu'utilisait Joseph Beuys. Il semblerait que lorsque la famille était séparée, la mère de l'artiste utilisait de semblables conteneurs pour acheminer des vivres à la famille restée en Jamaïque.
Néanmoins, il faut se garder de la tentation de traduire cet univers en symboles tant, on s'en rend physiquement compte sur place, tout s'y appréhende immédiatement avec force et évidence, comme à chaque fois qu'on se trouve en présence de telles déflagrations de réel. Une approche sociale ou politique littérale semble moins pertinente qu'une lecture qui inclurait une certaine idée, non pas de religiosité, mais plutôt de mysticisme. Utiliser de tels vocables peut être dangereux et cependant me paraissent essentielles cette manière de témoigner de la vie telle qu'elle est, rude sans doute, mais empreinte de jubilation et de sensualité, cette façon si physique et patiente de travailler, d'accumuler, cette propension à faire tenir dans un même geste le dynamique et le statique, c'est-à-dire l'énergie pure, intransitive. Une fois cette exemplarité saisie, il est possible de revenir à une interprétation plus liée à l'actualité, débarrassée alors de toute anecdote.

Jean-Marc Huitorel