Guillaume Bijl


 

Daniel Soutif
"Des caravanes en magasin"
Libération, Paris, 17 octobre 1989



Soit des vraies caravanes, bien rangées, sur moquette imitation gazon. C'est le très elliptique « Caravan Show » de Guillaume Bijl, au Magasin de Grenoble. Morale mieux vaut montrer que peindre, la réalité dépassant toutes les tentatives de sa représentation.
Selon un cliché bien connu, la réalité dépasse la fiction. Dépasserait-elle tout aussi aisément la représentation ? A cette question épineuse, l'artiste belge Guillaume Bijl répond sans hésiter par l'affirmative ainsi que le prouve le « Caravan Show » qu'il présente actuellement au Centre national d'art contemporain de Grenoble. La peinture de genre, la peinture de paysage ou la nature morte sont autant de vieilles lunes. Qu'importe! Transportez tel quelle motif en lieu et place du tableau, c'est-à-dire au musée où à l'exposition, le résultat sera au moins comparable, non moins révélateur, plus dévastateur, peut-être.
Soit donc l'ustensile connu sous le nom de caravane. L'objet est commun ainsi qu'en témoigne la fréquentation des routes en période estivale. Commun, il véhicule néanmoins bien plus que sa bête matérialité ou que ses occupants. En son exiguité savamment exploitée jusqu'au moindre recoin se niche une généralité d'une toute autre ampleur, celle d'un genre de vie, une civilisation presque. Chaque chose a sa place, juste sa place: le manger, le boire, le dormir et toutes ces sortes de contingences s'y entassent sous les formes impératives que leur a conférées notre longue histoire. Marchandise comme .une autre, la caravane se vend et s'achète. Pour être vendue, ou achetée, elle doit d'abord être exposée, offerte à a vue, c'est-à-dire en l'occurrence au désir. Le lieu d'exposition s'appelle un magasin bien sûr, mais parfois aussi une foire-expositton.

Des porte-bouteilles
Si Guillaume Bijl s'appelait Manet ou Daumier et avait vécu au XIX siècle - à l'époque, il est vrai, le caravanes n'existaient pas encore; quant aux
expositions, universelles notamment, elles venaient juste de naître -, il se serait muni d'un carnet de croquis et de quelques crayons, d'une toiIe et de
pinceaux peut-être, et se serait tranquillement contenté de représenter son temps. Ses tableaux auraient fini au Salon - des refusés ou des autres - et le tour aurait été joué. Force est de reconnaître qu'à la fin de notre siècle - il y a maintenant non seulement des caravanes, mais des (foires)-expositions de caravanes et de bien d'autres ustensiles - une, peinture représentant des caravanes aurait bien peu de chances d'attirer l'attention. La solution s'impose toute seule: exposez l'objet lui-même et il dira tout ce qu'il a à dire. Mieux exposez une exposition de caravanes. Vous pouvez être tranquille, l'exposition d'exposition en question en dira plus long encore, plus que la plus léchée des expositions de tableaux de genre. Ainsi offerte au regard esthétique de l'amateur d'art, une exposition de cette nature se met à parler toute seule. De fait, présentées avec un soin si méticuleux que tout se passe comme si on était dans une vraie foire-exposition sauf qu'on n'y, est pas, les caravanes de BijI se libérent du désir et de la consommation.
Exposées deux fois, elles entrent dans le monde distancié de la contemplation esthétique et ni plus ni moins belles pour autant, les voilà qui se mettent à jacasser sans fin. Bien rangées de la plus petite à la plus grande sur une moquette plus verte que du vrai gazon, les voilà qui vous parlent de votre bourse, des riches et des moins riches, des vraiment pauvres peut-être qui ne pourront jamais se les payer, du confort et du rationnel, du travail et des vacances, de l'été et de l'hiver, du nord et du sud, de routes et de la campagne, dé la mer et du soleil, de comment jouir de l'une et de quand et où regarder l'autre, etc., etc.
On aura compris que, malgré l'apparente similitude du geste, ce « Caravan Show », dernière exposition programmée par Jacques Guillot, est tout autre chose qu'une énième resucée du ready-made façon Duchamp. Rien à voir avec une sorte de signe d'égalité posé polémiquernent entre le n'importe quoi déjà tout fait et l'art. Rien à voir non plus avec une pure réfiexion sur les conditions -muséales ou autres- de reconnaissance de l'oeuvre d'art en tant que telle. Tout cela n'est certes pas absent mais plutôt implicitement supposé acquis: une technique artistique comme une autre... Du coup, malgré la transplantation effectivement readymade qu'elle opère sur une échelle généralisée, ce n'est, plus tant sur l'art et son problématique concept qu'une exposition comme ce « Caravan Show » focalise l'attention, Duchamp n'avait d'ailleurs pas, besoin pour interroger 1e concept d'art de transplanter au musée tout le rayon des porte-bouteilles, un seul exemplaire du fameux ustensile suffisait. Somme toute fort traditionnel de ce point de vue, l'art de Bijl parle au contraire non pas tant de l'art lui-même que du reste. Et ce reste n'est pas rien puisque cet art l'entend manifestement comme un vaste paysage ambiant dans lequel il cadre ses motifs comme une peinture d'autrefois eut cadré les siens.

Une boutique de frites
Quoiqu'encore peu connu en France Bijl - qui est né en 1946 à Anvers où il vit encore aujdurd'hui- n'en est pas, loin s'en faut, à son premier « tableau » Ainsi, certains se rappellent-ils peut-être qu'en 1982, il avait à l'ARC (au musée d'Art moderne de la ville de Paris) reconstitué un très authentique salon de coiffure. Lors de la dernière Biennale de Venise (1988), c'est un pavillon entier avec pelouse et nain de plâtre polychrome qui, sous sa signature,
« représentait » la Belgique. En d'autres occasions, on l'a vu reconstituer, comme à Bruxelles en 1981, une salle commune d'hôpital psychiatrique ou, comme à Berchem en 1983, une simple boutique de frites. Rayon d'éclairages dans un grand magasin, boutiques de vêtements ou salle d'entraînement sportif et même, perversion suprême, galerie d'art exposant « quatre artistes américains» sont quelques exemples d'oeuvres typiques signées Guillaume Bijl. Inutile de dire qu'on attend avec impatience une rétrospective de ces tableaux grandeur nature, ne fut-ce que pour vérifier que, dans tous les cas, la réalité dépasse la représentation.

Un sol de disques
Si certains préfèrent ainsi présenter la réalité que la représenter, d'autres n'hésitent à entreprendre de la casser.
Simultanément présentée au Magasin, « Broken Music » est une exposition venue d'Allemagne qui réunit quelques spécialistes de la destruction où tout aù moins du détournement d'un autre objet familier: le disque.

(...)

Cacophonique jusqu'au désespoir, la symphonie résultante pourrait bien constituer non le parfait contrepoint -le mot serait mal-venu-, mais bien le meilleur négatif possible du « tableau » de caravanes de Guillaume Bijl...