Guillaume Bijl
Qg-T.T.D.
"Magasin de Grenoble: dernier bazar avant rénovation"
Libération Lyon, Paris, 11 octobre 1989
Le CNAC-Magasin, dont les locaux doivent être rénovés,
organise une triple exposition. Trop cloisonnés, les travaux de Guillaume
Bijl, Basserode, Weiner et Nam June Paik s'égaillent en un tohu-bohu
illisible.
Avant sa fermeture provisoire pour réaménagement des locaux,
le CNAC-Magasin propose une dernière manifestation qui marque la fin
de l'ère Guillot, ex-maître de céans. Cette exposition
qui réunit, entre autres, est quelque peu cacophonique. Il n'y a pas
de coïncidence effective entre les trois parties de l'exposition. Le choix
des « médiateurs » (les stagiaires de l'École appelés à devenir
commissaires d'expositions) qui accrochent leurs artistes dysfonctionne par
rapport à l'installation « Caravan Show » de Guillaume fijI
et les grincements des sillons d'un Nam-June-Paik faisant tourner ses disques
en équilibriste de l'art comme dans tout le mouvement « Broken
Music », où les sons des « sixties » se mêlent
au silence réel du dispositif d'un John Cage.
Guillaume Bijl transforme le sol de la « Rue » du Magasin en gazon
pour un camping modèle. Rien n'y manque, du parasol à la table
de jardin agrémentés
de quelques boissons non anisées. Les modèles s'alignent sagement
sur leur emplacement réservé, un peu comme si l'artiste avait
loué sa place deux ans à l'avance afin d'obtenir la meilleure
vue possible de la verrière en réflection du site. Seulement,
l'humour de Bijl ne passe pas les rangées d'une moquette trop verte
pour figurer un tapis. On se croirait plus dans une démonstration de
marques de caravanes avec facilités de paiement qu'à une véritable
disposition de
« ready-made » post-duchampiens. Un show pris au premier degré,
pratiquement sans simulacre. L'objet-caravane en reste à sa fonction utilitaire,
contrairement à l'urinoir de Duchamp où la pièce est détournée
dans sa valeur d'usage. Chez Guillaume Bijl, on a l'impression d'un prêt-à-exposer à l'instar
de ces stands commerciaux démontables et vite remontables. On peut presque
visiter les caravanes à la suite du plasticien déguisé en
représentant de commerce pour tâter le douillet des matelas et le
confort de l'installation. Seulement, il ne se prête pas au jeu de la démonstration
des performances techniques des produits présentés. Du p(r)op-art
sans la distanciation d'un Andy Warhol par exemple gauchissant légèrement
les marques des soupes Campbell's.
En revanche, les vinyls collés au sol en guise d'ouverture à « Broken
Music» se modulent sur un ton ondulatoire. Exactement comme la pièce
de Nam-
June-Paik qui fait tournoyer ses disques à la manière d'un jongleur
d'assiettes. Les sillons « scratchants » du Coréen surdièsent
dans le creux de l'oreille ouatée d'un John Cage dont les disques s'enclenchent
tels une cascade sonore tout en murmure. Sans surcharge d'expression, les deux
artistes multi-média interprètent un duo sur une partition tantôt
en haute-contre à la voix cassée (pour Nam-June-Paik), tantôt
sur une tessiture légèrement plus basse aux mélodies souples,
sans enrouement en ce qui concerne John Cage.
L'expression « Broken Music » a été inventée
dans les années soixante par Milan Knizak, un artiste tchécoslovaque
qui prenait les galettes pressurées comme matière picturale,
en les découpant selon un principe de géométrisation minimale,
entre croix et carré pour sortir de la quadrature du cercle. On n'entre
pas dans cette exposition comme on va à la FNAC. La manifestion est
conçue pour les malentendants qui n'hésitent pas à faire
hurler les mélopées d'une valse en boucle, tout en regardant
avec tendresse la fameuse pochette des Stones « Sticky fingers », à la
fermeture éclair riffée comme une ligne zizaguante d'un « Brown
Sugar » à peine coupé. Le tohu-bohu musical se vide lentement
par l'unité de l'accrochage qui laisse de longues plages de silence.
En revanche, on attaque avec difficulté le troisième chapitre
du volume du CNAC-Magasin. Les travaux de Martine Abaella à Langlands
et Bell en passant par Basserode occupent l'espace de la « galerie » dans
un brouhaha indescriptible par rayonnages sans cesse biffés. Trop démonstratifs
sur les « tendances » actuelles de l'art, les « médiateurs » de
l'Ecole du Magasin signalent un parcours quelque peu exhaustif de l'art contemporain,
entre cibachrome et sculpture éphémère. Un accrochage
qui pourrait très bien faire l'objet d'un bon devoir mais dont il manque
l'introduction, sans angle d'attaque. Laborieux comme le
« Grand prix » de Formalhault, un tunnel à la forme immédiatement
séduisante, sans pourtant être sensible au regard. Une triple manifestation
déchirée, tout en fêlure, à l'instar des disques cassés.