Daniel Buren
Daniel Soutif
"Buren en première ligne"
Libération, Paris, 25 avril 1986
Tandis qu'au Palais Royal, l'oeuvre de Daniel Buren laissée a l'abandon,
continue de faire les frais des atermoiements des pouvoirs publics qui semblent
hésiter à s'assumer comme tels, tandis aussi que se développe
un vaste mouvement de soutien, à l'artiste (I), Grenoble inaugure demain
- en présence suppose-t-on, du nouveau ministre de la Culture, François
Léotard - son Centre d'art contemporain tout neuf. Le clou de la manifestation
sera sans nul doute
oeuvre - achevée, celle-là - qu'y présentera Daniel Buren
avant de représenter bientôt la France à la Biennale de
Venise. Pour l'heure, il commente la situation de son travail dans la cour d'honneur
du Palais Royal.
LIBERATION. - L'oeuvre qui vous a été demandée
pour la cour d'honneur du Palais-Royal a provoqué une crise. Pourquoi
cette crise selon vous et quel en est l'enjeu?
DANIEL BUREN.- Beaucoup de choses s'enchevêtrent: le moment de cette commande
à l'approche des élections, la volonté d'affaiblir certains
hommes politiques, et, pour commencer, Jack Lang, le lieu qui est en plein centre
de Paris et, en outre, entouré par de grandes institutions françaises,
ministère de la Culture, Conseil constitutionnel, Conseil d'Etat, Comédie
Française. Tout cela réuni a fourni assez d'éléments
aux détracteurs de l'art contemporain pour tenter d'empêcher cette
pulsion vitale que l'art qui se fait transporte avec lui. Cette situation montre
avec quelle violence il est refusé dans notre société.
Il ne faut pas perdre de vue qu'à partir du moment où on a fait
de ce travail contesté un tel symbole, celui-ci va jouer dans tous les
sens. Dans un premier temps évidemment, il se retourne contre moi. Mais
en outre, si cette oeuvre n'est pas achevée, en dehors du déni
de justice que cela représentera, tout l'art contemporain sera blessé
et tout type de commande du même ordre remis en cause. Enfin, et je ne
pense pas que ce soit négligeable, l'image de la France dans le monde
aurait du mal à se relever si l'Etat osait, après l'avoir commandée,
ordonner la destruction d'une oeuvre d'art sous la pression d'un lobby de réactionnaires
excités.
LIBERATION.- Une critique récurrente est que votre intervention
défigurerait un monument historique Qu'en pensez-vous? Et par delà,
que pensezvous de la notion même de monument historique,
D.B.- Ce n'est qu'un procès d'intention puisque mon travail n'existe
pas encore en tant qu'ouvre achevée. J'affirme ici, et avec force, que,
jamais, depuis au moins cent ans, on ne verra aussi bien l'architecture composite
du Palais Royal, dans tout son éclat - défauts et qualités
confondus et cela grâce au travail entrepris. Ce respect de l'architecture
environnante était inscrit au cour même de mon projet et c'est
même certainement pour cela que les autorités compétentes
l'ont retenu. Certains osent écrire que mon oeuvre toucherait au droit
moral de Fontaine, le dernier architecte du Palais Royal. Comme il s'est permis
de travestir de ses fameuses colonnes qui font le charme du Palais Royal toute
l'architecture précédente, il faudrait alors détruire toutes
ces colonnes qui ont aliéné bien plus radicalement que mon oeuvre
ne saurait le faire l'oeuvre de l'architecte précédent et ainsi
de suite... Le Palais Royal est un patchwork où se superposent trois
siècles et où constamment on a coupé, détruit, ajouté,
etc... Vouloir y implanter une oeuvre d'art serait-il sacrilège?
LIBERATION. -La polémique contre votre oeuvre a été
orchestrée, on peut le dire, par une certaine presse. Que pensez-vous
d'un tel état de fait?
D.B. - Cette polémique. se fonde sur la critique d'une oeuvre qui n'existe
pas en tant que telle et ne peut répliquer par son propre dire. Il s'agit
non pas d'une critique - ce qui serait légitime - sur une oeuvre, mais
d'une rumeur à propos d'une oeuvre présumée que l'on essaie
de présenter comme devant être nulle, violente, vulgaire, laide,
obstruante, décorative, inadaptée, désolante, j'en passe
et des meilleures... Sans cette cabale, l'oeuvre serait aujourd'hui. terminée
et le public pourrait non seulement la juger, mais à loisir s'y promener,
en jouir. Et, lorsque l'un des éditorialistes du Figaro-Magazine
appelle ses lecteurs à venir se faire une idée, juger, puis protester
auprès du ministre, ces baraques ici et là, ces tas de sable,
cette image désolante, bref ce magma informe qu'il contemplent, ce n'est
pas mon travail, c'est l'oeuvre du Figaro. Outre l'atteinte à mon droit
moral, il y a une usurpation d'identité... A ce sujet, je voudrais ajouter
deux choses. La première est que, si certaines associations ont obtenu
un arrêt temporaire des travaux pour le manquement d'un formulaire dans
la procédure, elles ont été déboutées sur
tous les autres points. Deuxièmement, ces procès ont été
des procès administratifs portant exclusivement sur la procédure.
En aucun cas, le projet de mon oeuvre et a fortiori l'oeuvre elle-même
n'ont été jugés, et je n'accepte pas les glissements intentionnels
qui se font jour dans la presse, laissant planer un doute sur ce que la justice
a été amenée à sanctionner. Il faut ajouter enfin
que la faute administrative sanctionnée est depuis un mois régularisée.
LIBERATION. - Que s'est-il exactement passé depuis l'arrivée
de François Léotard au ministére de la Culture?
D.B. -Il faut faire un petit historique. François Léotard m'a
reçu le lundi suivant sa nomination, pendant une heure. Il m'a dit n'avoir
rien contré mon projet, qu'il le trouvait plutôt intéressant,
mais qu'il devait aussi s'informer de l'aspect juridique. Enfin, il m'a dit
que j'aurais une réponse rapidement. Une semaine plus tard environ, Le
Figaro indiquait que « Buren avait sauvé ses colonnes
». Puis, à Europe n '1, François Léotard a répondu
à une question: « Vous ne voyez pas un ministre de la Culture
détruire une oeuvre d'art. Je n'entre pas ici pour détruire mais
pour construire. Cela, de toute façon, coûterait trop cher et nous
n'avons pas d'argent à gaspiller. Je donnerai ma décision définitive
dans les jours qui viennent... »
Les jours qui viennent se sont fait attendre. Le mercredi 16, interviewé
par RTL, Léotard avait totalement. changé d'avis et, au lieu de
dire « ça coûte trop cher de détruire, nous allons
continuer... », au lieu d'avoir pris une décision qu'il avait
promis de prendre, il indiquait que, d'une part, un ministre n'avait pas à
décider en matière de beauté, d'autre part, dans la phrase
suivante, que ce travail dans la cour lui semblait totalement inutile, ce qui
me semble pour le moins contradictoire, et enfin qu'il allait nommer une commission
composée de « parlementaires et d'hommes de l'art » afin
de le conseiller à propos de la validité de cette oeuvre. Une
telle solution me semble inacceptable, même si ladite commission m'était
favorable.
En fait de nouvelle commission, le ministre a consulté le conseil municipal
de Paris et parle de consulter aussi la Commission supérieure des monuments
historiques qui a déjà donné un avis défavorable
en octobre dernier. Cela revient à faire juger un prétendu coupable
par celui qui l'attaque, sans avocat pour le défendre et sans jurés...Pour
qui prend-on l'artiste que je suis et, à travers moi, tous les autres,
pour le traiter avec tant de désinvolture? Une sculpture, une
peinture, un objet d'art sont des choses extrêmement difficiles qui ne
prouvent pas leur qualité grâce à une communion instantanée
et immédiate avec une majorité du public. L'art ne peut être
plébiscité ni seulement mis en oeuvre par le biais d'un référendum.
Bien avant cette déclaration du ministre, je lui avais transmis une lettre
indiquant dans quel état je me trouve, c'est-à-dire paralysé
dans mon propre travail. A ce jour, c'est-à-dire vingt jours plus tard,
je n'ai aucune réponse. Je conjure monsieur Léotard de veiller
à ce que les droits essentiels acquis aux créateurs ne soient
pas bafoués. Je souhaite que le ministre comprenne que la pression négative
à laquelle il est soumis n'est pas du genre de celles qu'on exerce en
toute légitimité afin de faire changer par les voies légales
une loi qu'on voudrait voir différer, mais bien une pression insensée
et perverse afin de lui faire exécuter un acte totalement illégal.
Propos recueillis par Daniel SOUTIF