Daniel Buren
Hervé Gauville
"Buren au magasin"
Libération, Paris, 29 avril 1986, p. 27-28
Un nouveau centre d'art contemporain vient de s 'ouvrir à Grenoble.
Occupé, entre autres, par une oeuvre de Buren et inauguré par
Léotard . Le suspense continue.
Vous entrez dans un bâtiment industriel ou un entrepôt, enfin dans
un endroit où vous vous dites qu'on a dû travailler dur là-dedans,
au milieu des coups de marteaux, des grincements de treuils et du métal
en fusion, vous entrez et c'est calme, terriblement calme. On vous dit que c'est
aujourd'hui un centre d'art contemporain et vous ne demandez qu'à le
croire, mais la rumeur assourdissante du travail, il vous semble que vous l'entendez
dans une mémoire pas si lointaine.
Alors on vous explique que le Magasin - l'endroit s'appelle le Magasin
bien qu'il n'y ait rien à acheter et pourtant, pour vous, un magasin,
c'était pour aller faire des commissions, ça ne fait rien, cela
ne vous gêne pas que ça s'appelle magasin, peut-être à
cause d'une petite nostalgie ou quelque chose d'apparenté - on vous explique
donc que ce bâtiment industriel a été installé à
Grenoble au début du siècle pour fabriquer des chaudrons et puis,
à cause de la guerre, la première guerre, vous comprenez ? - et
vous faites signe de la tête que oui, vous comprenez alors que vous ne
savez pas encore ce qu'il y a à comprendre - pendant la guerre, le bâtiment
a servi à la construction de canons et autre matériel très
utile à la guerre justement, mais ensuite retour à la chaudronnerie
parce qu'on n'a plus besoin de canons en temps de paix, enfin on en a moins
besoin, et ensuite le lieu deviendra un entrepôt.
Vous voulez demander, par politesse, ce qu'on y entreprosait mais déjà
on vous apprend que la ville l'a racheté il y a six ans. Alors voilà,
maintenant on y entrepose des oeuvres d'art. Bien sûr, le bâtiment
a été aménagé - on vous corrige: réhabilité!
- On a enlevé les tuyaux, les poulies, les gros crochets, les caisses
et les ouvriers et c'est un architecte, Patrick Bouchain - le même qui
s'occupe de l'installation des colonnes Buren dans la cour du Palais-Royal à
Paris et justement il y a une oeuvre de Daniel Buren dans ce Magasin
et alors vous vous apprêtez à demander à ce propos est-il
possible que.. mais on vous dit oui,
oui, on y reviendra, on a tout le temps d'en parler mais veuillez visiter d'abord,
faites comme chez vous mais voilà, chez vous, ce n'est pas du tout comme
ça et d'ailleurs, depuis le temps que vous habitez chez vous, vous avez
perdu l'habitude de visiter votre appartement - et donc c'est Bouchain qui a
conçu la réalisation de ce centre d'art contemporain et ça
a coûté quinze millions de francs, vous vous rendez compte? Mais
vous ne vous rendez pas compte du tout parce que votre loyer est de mille cinq
cents francs, c'est-à-dire dix mille fois moins élevé mais
vous vous doutez qu'on ne peut pas mettre comme ça en balance un loyer
d'appartement et le coût de la construction d'un centre d'art contemporain.
Et ici, vous voyez, il y a trois salles consécutives d'exposition, un
auditorium de cent places et dans cet auditorium on a installé dans le
noir complet les sculptures vidéotiques de Brian Eno et donc c'est un
auditorium où il n'y a pour l'instant rien à écouter parce
que des sculptures, c'est difficile à écouter, quoique, à
y regarder de près, on peut se rappeler que Brian Eno était musicien
puisqu'il avait fondé Roxy Music avec Brian Ferry et travaillé
aussi avec David Bowie, John Cale, David Byrne, Gavin Bryars et bien d'autres,
bref, il n'y a aucun doute là-dessus, c'était bien un musicien
et sa place est toute trouvée dans un auditorium, d'autant plus que ses
jeux de cubes luminescents ne requièrent pas d'être scrutés
à s'en faire mal aux yeux, surtout à cause de l'obscurité,
et donc on peut toujours, même s'il n'y a aucun son, s'exercer l'ouïe
à écouter ce qu'ils disent.
Quand vous sortez de là, vos oreilles bourdonnent comme quand vous restez
trop longtemps à regarder couler une cascade, ce que vous aviez pris
l'habitude de faire en rentrant des commissions par la rue qui rejoint la rivière
en bas de la descente et on vous expliqué alors que le grand, espace
longitudinal dans lequel vous venez de pénétrer s'appelle «
la rue ». Vous êtes étonné de trouver une rue à
l'intérieur d'un magasin et non pas devant la porte et vous remarquezmais
vous le remarquez pour vousmême parce que vous n'osez le dire à
personne- qu'il 'n'y a que dans les centres d'art contemporain qu'on peut rencontrer
pareils prodiges. Dans. cette « rue » est accrochée la pièce
de Daniel Buren et son titre, c'est Diagonale pour un lieu avec bois, câbles
et peinture mais il vous faut attendre d'avoir traversé la salle
de bout en bout pour, vous retournant, comprendre et apprécier l'intérêt
de cette installation car vous vous trouvez alors devant une enfilade de grands
panneaux carrés, vides en leur centre de telle sorte qu'il ne subsiste
qu'une bordure ou un cadre, rayé bien sûr puisque le travail de
l'artiste consiste à disposer ses bandes verticales sur des supports
qui varient en fonction du lieu où ils prennent place. Comme les panneaux
sont disposés les uns derriere les autres, chacun à une hauteur
légèrement supérieure à celle du précédent,
vous n'avez plus qu'à laisser votre regard s'élever jusqu'à
la verrière bleutée du fond et vous comprenez à cet instant
que vous êtes en train de contempler la première Ascension
profane.
Quand vous redescendez sur terre, c'est pour assister à un remue-ménage
bien peu contemplatif dû à l'arrivée du ministre de la Culture
(François Léotard) accompagné par le maire de la ville
(Alain Carignon) et le délégué aux Arts plastiques (Claude
Mollard) qui, d'ailleurs, était déjà délégué
sous l'ancien ministère. Alors vous pensez que l'occasion est propice
de demander au,ministre pourquoi il hésite tant à accorder à
Buren l'autorisation d'achever son oeuvre au Palais-Royal puisque, ici précisément,
il tient l'opportunité devoir à quoi ça ressemble, une
oeuvre de Daniel Buren, quand elle ne reste pas à l'état de chantier.
Cependant, le moment paraît mal choisi parce que la délégation
officielle entame sa visite d'inspection avec les commentaires de rigueur, c'est-à-dire
on ne peut plus officiels.
Vous attendez la fin de leur promenade et vous vous apercevez que vous êtes
maintenant nombreux à vouloir poser des questions et mesdames, messieurs,
je vais y répondre mais je tiens d'abord à vous remercier d'avoir
répondu à mon invitation et pour ce qui concerne Buren, ce n'est
pas à moi de décider ce qui est beau et ce qui ne l'est pas, j'ai
un budget à gérer et je recueille le plus grand nombre d'avis
avant de prendre ma décision qui interviendra fin mai sans oublier que
je saurai faire respecter le droit moral de l'artiste sur son travail, quant
aux axes prioritaires de la politique culturelle que j'entends mener, ils sont
la conservation du patrimoine, le développement de l'éducation
artistique et l'action internationale du ministère car la culture préexistait
à monsieur Lang et elle me survivra. Vous remarquez qu'il a souri en
disant cela mais vous vous gardez bien d'interpréter ce sourire ministériel.
Vous entendez qu'il parle aussi de la bataille d'Hernani, ce qui montre bien
qu'il connaît Victor Hugo et il semble se réjouir que l'art contemporain
suscite des débats aussi passionnés, preuve de la vivacité
du dit art.
Vous n'êtes pas certain d'avoir tout compris niais déjà
vous devez essayer de vous frayer un passage vers la sortie en évitant,
si possible, que les affamés du buffet (offert par Carrefour) ne vous
renversent un chou à la crème sur le revers du veston qui' dégoulinerait
sur votre chemise et, à choisir, c'est nettement moins seyant que la
rosette de la légion d'honneur accrochée à la boutonnière.
Ce n'est qu'en sortant du Magasin que vous réalisez que Daniel Buren,
présent au vernissage, s'est éclipsé. Vous en faites autant.
• Daniel Buren a assigné hier en référé le
ministre de la Culture afin devoir cesser la menace qui pèse, selon lui,
sur son oeuvre, et qui pourrait aboutir à son inachèvement sinon
à sa destruction. L'affaire sera plaidée vendredi.
Propos recueillis par H.F. Debailleux
"Jacques Guillot, chef magasinier"
Après avoir été responsable des Arts plastiques à
Villeparisis, puis chargé de mission au ministère de la Culture
depuis trois ans, Jacques Guillot, envoyé par Claude Mollard (délégué
aux Arts plastiques), débarque à Grenoble en juillet dernier.
D'abord mandaté pour trois mois, pour travailler avec l'architecte et
établir un programme, il se bat comme un beau diable, mène à
bien et sur les chapeaux de roue le projet et se retrouve très vite chargé
de mission pour la direction du « Magasin ». Avec des idées
plein les poches.
LIBERATION. -Quels sont vos projets par rapport à ce lieu?
JACQUES GUILLOT. -Tout d'abord montrer des oeuvres d'art contemporaines dans
une ville qui y porte un intérêt évident et où il
y a de grosses institutions comme la maison de la Culture, l'école des
Beaux Arts, le Musée et où les liens avec les autres professionnels
ainsi que les relations internationales me semblent primordiaux.
Ensuite en faire un lieu de formation pour médiateurs de haut niveau,
une suite possible à l'Ecole du Louvre par exemple, qui donnerait à
dix stagiaires annuels une véritable spécialisation avec une base
de dix enseignants, conservateurs et spécialistes nationaux ou internationaux
(je pense à tous les gens qui comptent dans ce métier, qui ont
un parcours personnel comme Rudi Fuschs, Bernard Ceyston, Suzanne Pagé,
etc.) qui viendraient donner trois jours d'enseignement par an (ce qui fait
donc un mois au total), avec également des stages en imprimerie (maquette,
impression, typo, diffusion) et des stages techniques dans les DRAC auprès
des attachés administratifs avec accent sur la législation.
Le troisième axe consistera à accueillir des artistes. Il y a
au centre deux très grands ateliers de 140 m2, techniquement parfaits
pour travailler, et également deux studios d'hébergement. Il n'est
pas question d'en faire une villa Médicis, mais les invités pourront
venir préparer une exposition et réaliser des oeuvres in situ.
Enfin, nous disposons d'un auditorium où seront organisés des
colloques, des rencontres.
LIBERATION. -Comment comptez-vous, sur un plan budgétaire, pouvoir
faire tourner ce centre?
J. G. -Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le coût de fonctionnement
ici n'est pas lourd. Avec l'architecte, nous avons envisagé de nombreux
points en tant qu'économes, aussi bien en ce qui concerne le chauffage
de la halle que le personnel (huit personnes suffisent). Tout compris, je dis
qu'il faudrait cinq millions de francs par an. C'est un chiffre réel,
qui n'est pas énorme du tout. On parle de restrictions, c'est vrai, mais
on parle aussi de partenariat, de mécennat. Le maire de la ville tient
beaucoup à cette institution, il y a un consensus sur ce projet depuis
le début. Il faudra continuer dans ce sens-là. Je souhaite que
la région, le département soient des partenaires très actifs
dans cette aventure et avec l'Etat et la ville, ça devrait être
possible en diversifiant nos partenaires et nos activités. D'ailleurs,
pour l'inauguration, nous avons bénéficié de concours privés
importants.
LIBERATION. -Vous avez tout à l'heure évoqué votre
désir de montrer de l'art contemporain. Comment avezvous conçu
cette exposition, plutôt étonnante pour une ouverture...
J. G. -On n'a pas parlé d'exposition mais d'installation inaugurale.
J'ai bien précisé qu'on montrait le lieu, le travail d'architecture,
qu'on, ouvrait après sept mois de chantier (ce qui est très court)
et bien dit que, dans ces conditions, je ne voulais pas mettre des artistes
en péril. J'ai donc travaillé longuement avec ceux qui sont là.
Ils ont fait le parcours avec nous, ont démarré le 7 octobre,
ont pris le risque de faire un travail in situ, dans des conditions difficiles.
Ce sont des artistes que j'aime et que je savais capables de répondre
â ce type de demande. Et si je n'ai pas accroché dc peinture, ni
travaillé avec des peintres, c'est qu'il n'était pas pensable
de les faire travailler dans un chantier pareil.
D'autre part, dans ces choix, je n'ai pas pensé à la ville de
Grenoble, mais à l'art. Je ne veux pas situer géographiquement
des publics. Et en travaillant pendant longtemps en profondeur avec tous les
établissements scolaires, avec une grande partie des enseignants, avec
la population, j'ai pu constater que ce public avait une écoute, une
demande extrêmement positive, un désir et un appétit. Ceci
dit le travail ne fait que commencer. Mais je crois qu'en montrant l'art contemporain
de manière simple, avec comme par exemple ici des artistes déterminants
et des oeuvres de grande qualité, cela ne pose pas les problèmes
qu'on imagine.
Léotard dixit
A propos de Daniel Buren:
« Je me réjouis de voir ici (à Grenoble) une oeuvre de Daniel
Burcn... »
« Je trancherai le lendemain de la saisie de la commission des monuments
historiques. Je suis devant deux impératifs, aussi exigeants l'un que
l'autre: d'une part celui de la protection du patrimoine et d'autre part celui
dc la protection du droit moral de l'artiste sur son oeuvre avec notamment cette
protection particulière qui fait qu'un artiste doit voir son oeuvre achevée
avant qu'elle puisse être jugée. Je les respecterai l'un et l'autre.
»
« Je voudrais vous dire quelle est ma conception du rôle de ministre:
le ministre n'est pas celui qui dit le beau... Ce n'est pas son rôle...
Et dans cette affaire, j'ai tenu à m'entourer du maximum de réflexions
venant de l'extérieur. Croyez-moi que j'ai regretté de ne pas
avoir plus de gens venant me dire: voilà pourquoi je souhaite que cc
projet soit maintenu... »
« Il est vrai que l'art est une langue vivante, non une langue morte.
On a cité à propos de cette affaire la bataille d'Hernani... »
A propos de ses orientations:
« Mon souci, une fois les grands travaux parisiens achevés - et
je souhaite qu'ils le soient, c'est-à-dire le Grand Louvre, l'Opéra
de la Bastille et la Cité musicale de la Villette - mon souci donc sera
de continuer à dégager une partie du budget pour des opérations
« en province », c'est-à-dire des opérations d'intérêt
national, mais qui ne soient pas nécessairement situées à
Paris... »
« Mon orientation d'aujourd'hui, liée à une denrée
que vous connaissez comme rare et qui est l'argent, est de développer
trois priorités; le patrimoine, l'enseignement artistique et l'action
internationale du ministère...»
Sur l'enseignement:
«Une partie de l'incompréhension d'aujourd'hui sur l'art contemporain
vient de là. Je souhaite qu'on puisse, et l'Allemagne, l'Autriche le
font mieux que nous, retrouver un niveau d'éducation, d'éveil
de la sensibilité des Français qui soit conforme à notre
condition. »
Sur l'action internationale
«Je crois profondément que la culture fait partie de cc que j'appelle
la France comme première puissance culturelle... Les actions culturelles
de la France à l'étranger font partie du renom de notre pays,
de sa langue et de sa place dans le monde...»