Elisabeth Diller & Ricardo Scofidio


 

"Tony Brown, Diller + Scofidio"
Arte Factum, Belgique, Juin/Août 1993, p.36-37

Comme à son habitude, le Magasin à Grenoble a permis, en mars 1993, de voir en même temps plusieurs expositions, et parmi d'autres, celle du sculpteur Tony Brown avec celle des architectes américains Elisabeth Diller + Ricardo Scofidio (1)

Inévitablement un rapprochement s'est opéré, et il n'est pas pure coïncidence, car plusieurs de leurs domaines de réflexion se rejoignent autour du thème central du corps social; corps qui entretient des rapports actifs ou passifs avec ce qui l'encadre, corps dépendant d'une architecture qui le 'met à sa place', d'un espace où il ne peut guère évoluer, de machines qui le gardent. De nombreux appareils disciplinaires entourent le corps de manière à ce qu'il ne puisse presque plus faire l'expérience de l'inconnu.

En voyant conjointement ces deux expositions, je n'ai pu m'empêcher d'y voir deux faces d'un même problème: une face diurne avec Diller + Scofidio, une face nocturne avec Tony Brown, mais si l'idée est séduisante, elle risque de trop opposer ces artistes.
Par exemple, Slow House de Diller + Scofidio est-elle seulement une présentation ouverte? (Il s'agit du projet d'une maison de loisir face à la mer intégrant la technologie la plus poussée).
Les sculptures de Tony Brown seraient-elles seulement des oeuvres inquiétantes présentées dans un espace sombre, qui imposent à la vue ce que l'on ne veut pas s'avouer? Chacun montre, à des degrés différents, la fascination de la machine, des mécanismes mûs par un moteur, la lumière artificielle qui produit une image, des formes polymorphes, le ludique de l'invention et son corollaire, l'aliénation possible de l'homme par le progrès.

D'évidence Tony Brown invente des sculptures qui évoquent instantanément au spectateur la puissance d'un monde moderne et urbain dominé par des structures autoritaires qui oppressent et encadrent l'homme dans la majorité de ses activités. Le conflit existant entre l'homme et la machine est un vieux débat, et le plus souvent il concerne la question de la libération ou de l'asservissement de l'un par l'autre.

Si Tony Brown dépasse les données traditionnelles, c'est aussi que notre monde change. Il me semble qu'il essaie de redonner au spectateur la conscience que le monde des machines et de l'électronique lui est étranger. Son travail ne dénigrerait pas tant le pouvoir des machines que l'absence de questionnement au sujet de leur familiarité, au point qu'elles seront devenues une partie de nous-mêmes, une prothèse de notre corps en quelque sorte.

Les sculptures de Brown ont donc un aspect fortement critique; mais elles ne présentent pas de manière grossière les effets néfastes (etc...): il fabrique des machines, qui par leur côté anthropomorphe (le passage de l'homme au robot est présent), stimule le spectateur, de façon à ce que ce dernier puisse s'identifier et rejeter le modèle, admirer et craindre. Ces machines se meuvent seules, ou parce qu'on s'en approche (l'une d'elles s'ouvre alors et chasse violemment de l'air), ailleurs une autre articule des bras (mécaniques sans corps), pendant que des projections ajoutent au merveilleux des appareils. Leur aspect le plus déconcertant est dû à l'utilisation et à la libération d'une grande quantité d'énergie, et ce, apparemment sans but, dans la dépense d'un mécanisme dénué de raison. L'arbitraire et la vacuité s'agitent, et l'avènement n'a pas lieu, toujours retardé. Les sens réagissent, à partir de signaux rapides, lumineux et sonores, et l'imaginaire amplifie les impressions suscitées.

Pour que ces oeuvres jouent pleinement sur l'esprit du spectateur, il ne faut pas qu'il puisse les assimiler, ni à des jouets inoffensifs (mais à des objets de provocation et de frustration), ni à des mises en scène tréâtrales et ridicules (mais au grotesque de la dérision).

La présentation au Magasin a permis d'apprécier la force en même temps que la subtilité de son travail (ce qui n est pas toujours le cas).

L'architecture a toujours été soit un instrument de contrôle permettant de maintenir le statu-quo, soit un instrument de réforme. Pour nous, au contraire, elle est un instrument de mesure pour étudier les problèmes d'espace de notre culture, un instrument qui agit sur lui-même.
Ces mots de Diller + Scofidio permettent de présenter leur objectif. Ils pensent l'architecture plus comme une action que comme un résultat, une action nourrie des nouvelles conditions de vie et de vision. Car les problèmes d'espace qu'ils évoquent, sont aussi ceux liés a l'image, au réel et au virtuel. Et ils ne cachent pas leur intérêt pour la pensée de Foucault, Deleuze (et son concept des corps sans organe), Virilio, Baudrillard, Derrida, et dans Slow House un extrait est cité d'un texte de Serres. Diller + Scofidio bousculent les conventions, les idées préconçues sur l'habitat.

L'architecture est alors un lieu d'expérience (pour eux, comme pour le public ou l'utilisateur), c'est autant une attitude qu'une réalisation. Car ils ne construisent pas forcément, ils exposent leurs projets, qui sont le résultat de leurs réflexions sur les comportements quotidiens de l'individu. L'architecture est pour eux l'outil idéal qui catalyse toutes les mutations de notre fin de siècle (si toutefois elle est vécue avec une telle ouverture).
C'est la raison pour laquelle Slow House est une maison, en train d'être réalisée, et une exposition, présentant leur choix et ses implications (architecturales, sociales, plastiques). Leur travail à l'apparence sophistiquée n'est ni diminué par une vision de type science-fiction, qui proposerait au monde d'aujourd'hui un avant-goût du futur technologique, ni dans la position coutumière de la nostalgie, qui n'en finit pas de perpétuer des habitudes héritées du XlXe siècle, et qui au bout du compte risquent fort de fabriquer des rapports conflictuels, voire schizophréniques avec notre temps.

Comment continuer à vivre 'comme avant'? avant la télévision, la voiture, la vidéo. Diller + Scofidio intègrent la technologie pour son maximum d'expression, (la vidéo fait partie de la maison, comme la cheminée, et elle diffuse soit en temps réel, soit en différé des images de l'océan visible aussi de la maison). En se jouant du rationalisme (2), qu'ils poussent dans le ludique, ils ont inventé pour une maison de vacances une forme fonctionnelle et symbolique; bâtie pour offrir la plus belle vue sur l'océan à Long Island, elle devient à elle seule, objet et sujet de visée. Les deux façades opposées (sur la rue et sur l'océan) correspondent exclusivement à leur fonction: entrer et voir; elles ont pour dimension la porte d'entée et la baie vitrée; de l'une à l'autre les parois s'élargissent en forme de coquille de façon à accélérer la vision. L'espace est modulé de manière souple, initié par une nouvelle contemplation du monde; cette relation n'est pas sans danger, car elle révèle l'existence d'une distance supplémentaire entre l'homme et l'univers. Diller + Scofidio ne jugent pas, pour eux Slow House est une expérience et une question.

Ces deux expositions expriment par le désastre du corps (sa 'dé-corporéisation', sa faiblesse ou l'atrophie de certains organes au profit de la vue), le désir d'agir, de montrer et de se servir des mécanismes physiques et mentaux, de les détourner parfois, pour permettre une pleine conscience de notre époque.

Catherine Grout

(1). Notons également l'exposition de Tony Brown à la galerie Arlogos à Nantes (15.5-10.7.1993) et celle de Diller + Scofidio au Centre d'art contemporain de Castres (21.4-18.9.1993)
(2). Rationalisme: mouvement d'architecture de la première moitié du XXe siècle, dont la pensée commune est la recherche de la solution rationnelle à la problématique du projet, y compris l'aspect fonctionnaliste, qui porte aussi sur des questions d'ordre philosophique, politique, social, économique, stylistique et symbolique. (in. Dictionnaire encyclopédique de l'architecture moderne et contemporaine, éd. Ph. Sers).