Elisabeth Diller & Ricardo Scofidio
"Elizabeth Diller, Ricardo Scofidio"
Art Press, Paris, décembre 1992, n °175,
p.41-45
Après Para-site présenté au musée
d'Art moderne de New York en 1989, après Tourisms : Suitcase Studies au
Walker Art Center en 1991, les architectes new-yorkais Elizabeth Diller et
Ricardo Scofidio présentent une nouvelle installation à la
galerie Arc en rêve de Bordeaux (jusqu'au 3 janvier). Celle-ci est
conçue à partir d'un projet de résidence secondaire
en cours de réalisation à Long Island, The Slow House.
Après l'analyse d'espaces codés, le Musée et le tourisme
culturel, et de leur fonctionnement institutionnel, ils s'attaquent à la
sphère du privé. Mais leur approche s'appuie toujours sur les
notions de vision, de visualité, de corps.
Le dispositif se compose de vingt-quatre pupitres régulièrement
disposés. Chaque pupitre présente une partition textuelle sur
cristaux liquides qui apparaît en alternance avec un montage associant
dessin, photographie, maquette et où se joue avec une superbe intelligence
le pari de l'interdisciplinarité. Concevant l'architecture comme un événement,
si ce n'est comme une performance, Diller et Scofidio donnent à voir
phase par phase la genèse d'un projet architectural. L'analyse de la
maison de vacances, espace de l'ordinaire et du quotidien, aboutit à une
critique particulièrement provocatrice d'une habitude culturelle. Fondamentalement
ironique, ce lieu de retraite, favorisant l'"évasion» au
bord de l'océan, se déploie selon une courbe de décélération à partir
d'une porte, en fait une façade réduite à une porte, et
aboutissant à une baie vitrée, la façade opposée,
interprétation de la fenêtre-tableau, apothéose de la vue.
Il faut dire que la maison est destinée à un collectionneur.
Entre la porte et la fenêtre de cette maison en forme d'escargot, les
conventions spatiales du théâtre de la quotidienneté se
défont.
L'exploration de ces conventions et de leurs effets sur l'espace, les architectes
l'ont retracée lors d'une conférence donnée à Bordeaux
le 8 octobre et dont nous publions de larges extraits. Après Bordeaux,
l'exposition ira, en février prochain, à Grenoble où elle
sera présentée au Magasin.
Chantal Béret
le corps
La figure vitruvienne dessinée par Vinci est droite, symétrique,
statique et mâle. Son point d'origine biologique, le nombril, coïncide
avec le point d'origine géométrique de son cercle cosmique. La
figure vitruvienne sert de modèle, elle confirme l'unité de l'homme
avec la nature et la raison.
Le maillot de bains une pièce scindé en deux, de part et d'autre
du nombril, a coupé à jamais le corps reproducteur entier de
la femme en deux zones sexuelles discrètement dissimulées.
Richard Selzer, chirurgien et écrivain, raconte une histoire vraie.
New Haven, Connecticut: Quand il effectuait des interventions abdominales,
le docteur X avait l'obsession des longues incisions médianes, allant
du sternum au pubis, quelle que soit la taille de l'ouverture nécessitée
par le cas.
A un moment donné, le chirurgien fut agacé par la présence
du nombril qui, pour lui, interrompait la pureté de son coup de scalpel.
Il fallait le contourner, sur la droite ou sur la gauche. Ce qui constituait
au départ une simple contrariété devint un obstacle haïssable
dont il fallait se débarrasser.
Ainsi, un jour, arrivé à mi-chemin de la descente, le praticien
découpa le nombril d'une belle ellipse dans la peau, avant de continuer
jusqu'au pubis. Ayant excisé le nombril et voyant la ligne droite continue
de son intervention, il fit le voeu de ne plus jamais laisser le nombril.
Si le nombril mathématiquement centré de la figure vitruvienne
a servi de modèle architectural à l'union de l'homme avec la
nature et un univers déchiffrable, son élimination chirurgicale
peut servir de base à un modèle contemporain de l'homme dans
un monde incertain: effacer sa venue au monde. Là, l'ultime domination
de l'homme est peut-être l'élimination finale de la nature, la
production d'un corps sans origine.
Du corps biologique au corps postmoderne
Couper. Interrompre la continuité du tout, trancher, déséquilibrer.
Prenez une amputation tragique du corps, la perte d'un membre et la prothèse.
A la suite d'un accident de voiture, Alba, un personnage de A Zed and Two
Naught (1) de Peter Greenaway, demande l'amputation de la jambe droite.
Quelques semaines après avoir été équipé d'un
membre artificiel, elle n'est pas satisfaite de cette pseudo-symétrie.
Son aspiration à une symétrie parfaite surpasse son désir
de marcher. Elle se fait donc opérer la jambe gauche. L'ablation volontaire
d'Alba transforme sa mobilité en inertie, mais l'équilibre est
parfait. Elle se vante que la rectification facilite la pénétration
de ses amants jumeaux.
Prenez d'autres interventions volontaires... augmentations ou ablations chirurgicales
du corps produit par la nature, changements de sexe, modifications d'un type
ethnique.
La suppression chirurgicale de toute différence chez Mickael Jackson
a fait de lui un être hétérogène parfait, de race,
de sexe et d'âge indéterminés. Plus tard, sa soeur, La
Toja, s'est fait opérer à son tour pour accentuer la ressemblance
avec son frère, créant ainsi rétroactivement une ressemblance
familiale.
Le corps est une forme plastique qu'on peut modeler pour la rendre conforme à un
modèle idéalisé. La prothèse est dotée de
caractéristiques nouvelles : elle est démécanisée,
parfois camouflée et entretient des échanges fluides avec des
stéroïdes, de la silicone, des fibres synthétiques et la
peau.
Prenez d'autres transgressions corporelles: les implants d'appareils de surveillance électronique,
les ventes d'organes ou le marché de la reproduction (généralement
appelés «ventres à louer»).
Prenez l'extériorisation du système nerveux produite par les
télétechnologies. Le corps fixe peut être doué à présent
d'ubiquité. On peut faire ses courses, prier et voyager, s'asseoir dans
son salon la télécommande à la main. Même les rapports
sexuels peuvent être stimulés par la télévision
et simulés sans risque de contamination par téléphone.
La prothèse peut, en redéfinissant le champ humain, déterritorialiser
le corps. Sa fonction initiale, qui consistait à suppléer un
corps défectueux, se trouve déplacée. Elle doit désormais
placer le corps en continuité absolue avec d'autres corps, produits
chimiques, éléments de circuit et informatique.
Le corps biologique est un anachronisme.
Le corps postmoderne est hétérogène, indéterminé et
doué d'ubiquité. Si l'homme vitruvien peut être pris pour
le modèle idéal d'une architecture anthropocentrique, que peut
représenter le corps postmoderne dans le domaine de l'architecture, à une époque
qui a irrévocablement rompu avec l'anthropocentrisme ?
Architecture et culture contemporaine
En premier lieu, le corps n'a jamais été «naturel».
Il a toujours été une surface où écrire, comme
la surface de la terre ou une page blanche -, une surface réceptive à une
multitude de sens, une surface susceptible de prendre une multitude de significations,
où des codes sexuels, ethniques et politiques sont inscrits.
Le corps est également une simple surface où porter des inscriptions
macabres: une zone de surveillance. Un journaliste politique conservateur,
William Buckley, a suggéré qu'on demande aux homosexuels séropositifs
de se faire tatouer les fesses celles-ci étant alors considérées
comme une surface identifiant l'homosexuel.
Les fesses ont récemment fait l'objet d'un examen juridique attentif.
Pour préciser les critères définissant l'outrage aux bonnes
moeurs, il fallait une définition légale des fesses. La proposition
de loi stipulait que la surface qui devait rester cachée - les «fesses» - était
la suivante : «La région à l'arrière du corps
humain qui se situe entre deux lignes imaginaires est parallèle au sol
lorsqu'une personne se tient debout. La première, ou ligne supérieure,
tracée à la naissance des fesses (c'est-à-dire la proéminence
formée par les muscles qui partent de l'arrière de la hanche
jusqu'à l'arrière de la jambe) et la seconde, ou ligne inférieure,
tracée au point le plus bas de cette division, ou de la courbure de
la protubérance charnue, selon celle qui est le plus bas, et entre deux
lignes imaginaires de chaque côté du corps, lesquelles étant
perpendiculaires au sol et aux lignes horizontales décrites ci-dessus,
lesquelles perpendiculaires passent par le point où les fesses rencontrent
la partie externe de chaque jambe».
Les rapports dans l'espace entre les corps et les fonctions sont aussi «écrits» culturellement
- précédant l'architecture. L'architecture joue de manière
typique un rôle de complicité dans le maintien des conventions
culturelles.
Etant donné les reconfigurations technologiques et politiques du corps
contemporain, les conventions sociales et spatiales peuvent être remises
en question par l'architecture.
Nous considérons l'architecture comme un champ d'étude des problèmes
spatiaux de la culture contemporaine. L'architecture nous intéresse
en tant qu'instrument qui peut s'appliquer à lui-même (à petits
gestes). Dans ce processus, le corps est considéré comme une
force vitale, muable, inséparable de l'espace et de l'événement.
Nous voulons souligner ici un aspect particulier du rapport du corps avec l'espace
: la vision. Plus précisément, la visualité, ou la culture
de la vision. Notre intérêt pour la vision va au-delà des
questions de perception, et touche au domaine psychologique, social et politique
de l'oeil.
Les trois projets exposés ici explorent la vision, chacun relativement à une
institution particulière (2).
(1) En français: Zoo (N.d.T.)
(2) Le musée, le tourisme, la vie quotidienne (Lire page suivante :
La vie quotidienne ) (N.d.l.R)
la vie quotidienne
La maison de vacances est une variante du
domicile conventionnel. Le mot «vacances» vient
du latin vacare, être vide (pour une maison), ce qui induit
l'idée qu'on ne peut avoir de vraies vacances chez soi. Malgré une
contradiction dans les termes, la «maison de vacances» agit comme
un moyen de s'évader du quotidien et de l'ordinaire. Comme le voyage,
la maison de vacances comporte une promesse d'aventure, mais avec confort garanti
et maîtrise de la «maison... loin de la maison».
La Slow House est une maison de vacances actuellement en construction sur un
site en bordure de l'océan à New Haven, une ville balnéaire
de Long Island. La maison est conçue entièrement sur la vision,
avec une attention particulière portée aux rapports entre la
maison et «l'oeil du quotidien». La démarche a consisté à étudier
et à redéfinir les rapports entre le corps et les usages de l'espace
domestique.
La maison est basée sur trois ouvertures appropriées aux fonctions
de la maison de vacances. L'historien d'art et théoricien Jonathan Crary
considère «la télévision et le pare-brise comme
des ouvertures caractéristiques du 20e siècle. Ils réconcilient
l'expérience visuelle avec les nécessités et les discontinuités
du marché. Ils offrent des routes infinies, avec l'équivalence
de toutes les destinations».
La troisième ouverture est la baie vitrée ouvrant sur la vue
panoramique. La «vue» est l'atout le plus précieux de la
maison de vacances, l'objet du désir optique, habituellement constituée
d'un panorama qui dépasse les limites légales de la propriété.
Bien entendu, une vue ne peut prétendre à ce titre que si elle
est encadrée, d'où la baie vitrée. Le cadre apporte une
ouverture vers l'évasion.
La vue sur l'océan est d'une valeur extrême, une vue des plus
réductrices et des plus spectaculaires. Avec une vue à l'infini
sur l'horizon, la vision n'est limitée que par le cadre de la baie vitrée
et la déclivité de la courbure du globe terrestre. C'est précisément
parce qu'il n'y a rien à voir, hormis l'extrémité de la
terre, que l'observateur éprouve simultanément une impression
de domination et de faiblesse. (Il s'agit ici de la vue à partir des
limites de la propriété).
Un corps sans organes
Projet.
Décélération:
Le passage de l'automobiliste.
La voiture s'arrête au bout de la route, la route s'incline pour soutenir
le toit. La vision à travers le pare-brise est circonscrite à la
fente située entre la route et le toit.
La voiture-appareil se transforme en voiture-artefact, et est toujours visible.
Le passage de l'habitant.
L'automobiliste-habitant échange un intérieur pour un autre.
L'automobiliste continue à pied jusqu'à la porte d'entrée
de la maison. Celle-ci n'a pas de façade principale, ou plutôt
elle se réduit à une porte d'entrée d'1,20 m de large
et de 5,40 m de haut. Les panneaux de la porte s'ouvrent en pivotant comme
les valves d'une palourde.
Passé la porte d'entrée, l'habitant se trouve devant la lame
d'un couteau, qui coupe en deux l'espace qui fuit. Une moitié du passage
s'oriente à droite et monte vers la cuisine, la salle à manger
et les pièces d'habitation qui donnent sur la vue.
L'autre moitié - à gauche - s'ordonne au niveau de l'entrée,
distribuant chambres et salles de bains qui avancent vers la vue. Le passage
qui bifurque «pénètre» dans la baie vitrée
et continue vers l'eau.
La maison constitue une courbe de freinage. La bifurcation est contraire à la
perspective, c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'axes visuels directs, mais
des tangentes optiques en mouvement constant qui s'échappent de la courbe.
La vision est le jouet de l'oeil insatisfait. Le seul axe optique direct est
confronté, le mur de trente mètres parcouru, par la baie vitrée, à la
ligne d'horizon immobile.
La maison est conçue comme une porte qui conduit à une fenêtre.
L'entrée est physique, le départ optique. A une plus large échelle,
c'est le passage de l'«artificiel» (la ville), la culture opérant
de la manière la plus apparente, à la «nature» (la
vue), la culture opérant de la manière la plus subtile.
La maison est une coquille d'où tout projet de vie domestique a été rejeté.
Le volume intérieur est en continu, sans heurt, un «corps sans
organes», où les lieux sont indiqués en termes d'événements
et non de fonctions. Les événements domestiques se font nomades:
mangeons-nous maintenant ou plus tard, à l'intérieur ou à l'extérieur,
au lit ou sur le bateau ?
Coupures à trois mètres d'intervalle.
Les têtes de lit ont été poussées, logiquement, contre la peau pour faire entrer la lumière dans les chambres et, depuis le lit, avoir une vue du ciel, au ras du mur. Contre le mur nord, trois chambres et deux salles de bains.
Une structure de peau tendue
Elévations.
Le mur extérieur incurvé est «freiné» par
une torsion progressive. Vertical à l'entrée, il s'incline de
6,5 cm tous les 30 cm sur toute sa longueur, jusqu'à ce qu'il ait atteint
un maximum de 12 degrés au niveau de la baie vitrée, située
30 mètres plus loin. A l'intérieur, la spirale ainsi créée
induit une impression de décélération.
La maison est construite comme un bateau avec une structure de peau tendue.
Vingt-sept joncs verticaux sont recouverts horizontalement de bois de charpente
de 5 cm x 10 cm, puis tapissés à l'intérieur de deux feuilles
de contre-plaqué superposées et, à l'extérieur,
d'un coffrage horizontal posé sur une feuille de contre-plaqué.
Pour en revenir aux trois ouvertures cruciales, on peut considérer la
maison de vacances comme un dispositif bien élaboré de fuite
contrôlée. Tout en prônant «l'évasion loin
de la civilisation» et le «retour à la nature», le
vacancier ne veut jamais vraiment couper le contact avec la culture. Pour satisfaire
le sens du confort et du bien-être de celui qui l'habite, la maison de
vacances doit être équipée afin qu'on puisse «s'évader» de
l'évasion, autrement dit replonger, en un instant, dans le stress.
Redéfinir l'espace social
L'opposition travail-loisir est une idée dépassée, rendue
encore plus anachronique par le fax, le téléphone portatif et
l'ordinateur-modem. Les grandes affaires internationales peuvent se traiter
sur le green aussi facilement qu'une partie de golf peut se faire au bureau,
sur l'écran de l'ordinateur.
La maison de vacances contemporaine efface des dualités telles que celle
du travail et des loisirs. D'autres catégories que l'on croyait opposées,
comme nature et artifice, privé et public, surface et profondeur, donnent
lieu à des échanges fluides. En outre, des distinctions entre
forces «naturelles», «biologiques» et «culturelles» tendent à disparaître,
produisant des conditions globales de désir, plaisir, angoisse, ennui
et lassitude.
Expédiez vite un fax après la sieste, puis allumez le charbon
de bois sur le grill en espérant que le temps va se maintenir (retournez
le steak dans la marinade) ; cela vous permettra de piquer une tête avant
que la marée ne monte (mais emportez votre bip). Puis branchez vous
sur la Bourse pour avoir les derniers cours pendant que vous vous essuyez,
et mélangez votre première margarita avant que les invités
n'arrivent. Relaxez-vous.
Organisée en fonction de systèmes de «connection» optique
avec la culture et l'«évasion», la maison de vacances établit
un équilibre entre l'une et l'autre. Le pare-brise promet une évasion
réversible dans un espace véhiculaire, un espace qui relie la
maison de vacances à la ville. La baie vitrée promet
l'évasion dans un espace que l'on possède, avec vue
panoramique, un espace évalué selon le marché et dépendant
de lui. L'écran de télévision promet une évasion
dans un espace solitaire, un espace social qui relie des spectateurs à une «soudure électronique».
Dans la Slow House, la télévision est installée
en face de la cheminée, devant la baie vitrée.
Dans un intérieur contemporain, et bien qu'éjectée du
centre, la cheminée diffuse encore une lueur et reste symbole de chaleur.
Sa lumière possède encore le pouvoir d'établir un contact
social entre les gens.
La télévision possède le pouvoir d'établir un contact
social entre les gens malgré l'éloignement. Sa lueur phosphorescente
produit une autre sorte de lumière. La source de lumière et d'information
ne font qu'un.
La cheminée est la projection de droite. La projection de gauche est
surmontée, à une douzaine de mètres de hauteur, d'une
caméra vidéo reliée à un écran de télévision
décalé par rapport à son support, dans la salle de séjour.
Le récepteur peut se transformer en écran de télévision
en circuit fermé.
Les pouvoirs de la vision
La caméra est orientée vers l'océan. Elle transmet en
direct une image dans le séjour, offrant une autre image en plus de
celle de la baie panoramique.
Les deux fenêtres sont similaires.
Le cadre de la baie vitrée transforme la nature en un objet fabriqué que
l'on peut posséder. En fait, la baie panoramique transforme l'extérieur
en une représentation, la profondeur disparaissant dans la surface du
verre. Si l'image du paysage télévisuel passe par un média,
il en va de même de celle que l'on voit par la baie vitrée.
On peut prendre un plan panoramique et un zoom avec la caméra à l'aide
de la télécommande. Ensuite, la vue filmée peut être
conservée. Le jour peut être projeté la nuit. Le beau temps
peut être projeté par mauvais temps. On peut passer le film en
accéléré ou plan par plan. La vue est aussi portative.
On peut la transporter en d'autres lieux dans la maison et, peut-être,
l'emporter en ville.
Dans le séjour, par la baie vitrée, la vue électronique
de l'horizon sera visible en direct et couplée à la vue réelle.
L'écran de télévision gêne en partie la vue, mais
l'image sur l'écran reconstitue la vue tronquée. Malgré l'apparente
contiguïté de l'image, la ligne d'horizon sera toujours interrompue.
La vue composite, en deux modes de représentation, couplés mais
décalés, provoque un malaise optique. Dès lors, l'état
contemplatif intervient en regardant la surface de la fenêtre et non à travers
l'encadrement. Malgré une position d'abandon - le corps alangui sur
une chaise longue, la télécommande à la main -, la vue
en discontinu déstabilise l'oeil passif.
La déstabilisation de l'oeil passif nous préoccupe beaucoup dans
notre travail.
Nous vivons une époque progressivement dominée par la vision, «maîtresse
des sens». En ces temps où l'oeil est au centre de tout, les distinctions
entre vision directe ou indirecte sont devenues floues. Le mécanisme
de l'oeil s'est élargi et englobe maintenant plus que la science optique.
Le regard ne peut plus être considéré comme pur, puisque
nous acceptons que la vision soit culturellement construite. A la fin du 20e
siècle, nous sommes aussi obsédés par le fait de voir
et d'être vus que nous le sommes par l'idée de ne pas l'être échappant à l'examen
minutieux du regard des autres. Notre sens de la vie privée est égal à l'étendue
de notre aveuglement. La vision renforce le pouvoir de celui qui a un oeil
déterminant.
L'oeil infaillible, omniprésent, de la caméra vidéo a
prouvé très récemment son pouvoir politique et juridique,
les récits de témoins qui s'étaient réfractés
provoquant l'explosion et l'apaisement des émeutes de Los Angeles. Le
film a été reproduit et diffusé.
Les trois projets que nous avons présentés ici s'expliquent à l'origine
par notre intérêt pour l'immense domaine de la visualité,
en rapport avec l'espace du musée, l'espace touristique et l'espace
de la vie quotidienne.
La vision est une question architecturale peut-être plus que l'architecture
n'est une question visuelle. Le rôle de l'architecture dans la «vision
culturellement construite» peut être vérifié par
l'architecture même. Notre oeuvre s'attache à une architecture
où la cible et la flèche ne font qu'un.
E.D. et R.S
Traduit de l'anglais par Edith Ochs