Ger Van Elk


 

Daniel Soutif
"Deux articles en Magasin" (extrait)
Libération, Paris, Mercredi 1er Juin 1988, Page 38

Le CNAC de Grenoble a lancé une double invitation : à Buren qui détourne - bandes vermillon au revers - les palissades graffîtées qui " protégeaient " son chantier du Palais-Royal. Et à Ger Van Elk qui rejoue, sur un mode à la fois distancié et fidèle, les grands thèmes de la peinture hollandaise.

Voici un peu plus de deux ans, Grenoble inaugurait en grande pompe son Centre national d'art contemporain, installé dans une immense usine désaffectée du site Bouchayer-Viallet qui, outre une nouvelle fonction, venait de recevoir aussi un nouveau nom - le Magasin - si bien trouvé qu'aujourd'hui il est déjà passé dans le langage courant du monde de l'art. Pour l'occasion, Daniel Buren présentait une gigantesque installation qui transperçait sur toute sa longueur l'immense nef de la vieille bâtisse remarquablement restructurée par l'architecte Philippe Pouchin.
Chacun se rappelle qu'à la même époque, alors qu'un nouveau gouvernement et donc un nouveau ministre de la Culture venaient à peine de s'installer, le scandale du Palais-Royal battait encore son plein. Le nouveau ministre hésitait encore. La conférence de presse qu'il tint ce jour-là n'éclaira guère ceux qui s'y pressèrent sur le destin qu'il entendait réserver aux litigieuses colonnes de Buren. Quelque temps plus tard, elles furent pourtant sauvées. Le chantier abandonné depuis plusieurs mois reprit vie si bien qu'au début de juillet, retour de la Biennale de Venise où son installation dans le pavillon français venait tout juste de recevoir l'un des grands prix, Buren pouvait fêter enfin l'achèvement de ses Deux Plateaux.
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Si Buren rencontre ainsi, à sa façon et sans affecter en rien la rigoureuse pertinence de son travail, certains des thèmes de la peinture classique, le Hollandais Ger Van Elk, qui expose simultanément au Magasin, fait plus que les rencontrer inopinément, il les rejoue délibérément sur un mode à la fois distancié et fidèle.
Actif sur la scène internationale depuis la fin des années soixante, Van Elk s'était plutôt fait connaître par des oeuvres d'où n'étaient certes pas absentes les références plus ou moins explicites à l'histoire de l'art, mais dont les moyens le plus souvent nétaient pas de nature proprement picturale. Réalisant parfois de véritables environnements, des sculptures ou même des films, Van Elk avait au cours des années soixante-dix surtout utilisé la photographie que, de temps à autre, il rehaussait de peinture. Travaillant régulièrement sur certaines contraintes de la représentation traditionnelle - perspective, symétrie, cadre, support, etc., Van Elk y introduisait des perturbations souvent franchement humoristiques. Ainsi la série de 1976 intitulée The Missing Persons consistait-elle en photographies montrant des messieurs manifestement importants - diplomates, hommes d'affaires peut-être - représentés à table ou au salon sur un mode assez directement inspiré de la grande peinture hollandaise du XVIIe siècle. Rien que de très banal en somme, à ceci près que, dans chaque situation représentée manquait un personnage essentiel, celui tout simplement vers qui étaient tournés, ou à qui s'adressaient, les personnages présents.
Lorsque Van Elk mit en chantier - c'était en 1992 - la série intitulée De la nature des genres, dont l'exposition de Grenoble marque l'achèvement, la peinture, entendue dans un esprit citationniste pour le moins frelaté, venait de faire massivement le retour que l'on sait. Devant ce déferlement douteux, Van Elk éprouva le besoin d'en référer explicitement au grand art néerlandais du XVIIe siècle. L'analogie entre la situation économique d'un art contemporain voué au marché et la découverte au XVIIe siècle d'une fonction exclusivement marchande pour la peinture parut soudain manifeste à l'artiste qui, par ailleurs, estima qu'il devait être possible de retrouver dans la calme perfection du modèle ancien de quoi alimenter un véritable tableau. « La première chose qu'il fallait faire après la mort de la peinture, déclarait-il récemment à ce sujet, c'était de peindre un tableau... »
Présentée au Magasin - à contre-emploi pourrait-on dire - dans l'immense espace en forme de rue habituellement dévolu aux installations de grandes dimensions, la série de tableaux qu'après plusieurs années de travail continu dans cet esprit il vient donc de clore, se distribue en quatre sous-séries respectivement consacrées aux bouquets de fleurs, aux paysages, aux portraits et, enfin, ultime étape, à la nature morte. Dans chacun de ces cas, le support pictural est constitué par une photographie qui, du même coup, assure la dimension représentative fragmentairement occultée ensuite par la peinture proprement dite. La représentation se trouve ainsi constituer la scène sur laquelle vient se produire une peinture abstraite, synthétique, étalée en tons purs et éclatants. Dans tous les cas, à l'exception des portraits classiquement rectangulaires, les cadres adoptent des formes tout à fait inhabituelles, déterminées soit par le sujet, soit, comme dans le cas des fleurs, par une réflexion sur certains des effets de la perspective classique.

L'homme de Delft

Si, devant cet ensemble considéré par Van Elk comme une oeuvre unique, il est difficile de ne pas convenir que l'artiste, enfin devenu réellement peintre, y évite la plupart des écueils inhérents à nombre des formes actuelles de la peinture, notamment celui de la fausse alternative de la figuration et de l'abstraction, il est difficile également de ne pas y relever d'importantes disparités de qualité. Même si Van Elk y superpose brillamment images convenues et références habiles à la grande tradition abstraite du constructivisme ou de l'expressionnisme américain, bouquets de fleurs et natures mortes flirtent si dangereusement avec le kitsch qu'ils finissent par s'y perdre. Tel, heureusement, n'est pas le sort des paysages, et tout particulièrement des portraits. Dans le cas de ces derniers, admirablement accrochés par paire au rythme des piliers du Magasin, le peintre, alors même qu'il n'utilise comme figure que sa propre photographie, non seulement retrouve, mutatis mutandis bien sûr, l'atmosphère des portraits hollandais du XVIIe siècle, mais la distancie avec autant d'humour que de finesse et se paie en outre le luxe de citer, de façon convaincante cette fois, les acquit de l'expressionnisme américain, notamment celui de Barnett Newman.
La qualité exceptionnelle des surfaces de ces tableaux, à la fois totalement synthétiques et proches des anciens effets de glacis de la peinture classique, n'est évidemment pas étrangère à cette réussite rare.
Avec Jan Schoonhoven, autre artiste hollandais également actuellement accueilli à Grenoble, mais au Musée de peinture et de sculpture, et comme Van Elk dans le cadre d'un vaste échange France-Hollande organisé dans la région Rhône-Alpes sous le titre Vice versa, la perspective change en revanche du tout au tout.
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