Fabrice Gygi

 

«Quatre garçons en Magasin»
Libération, édition nationale, Paris, 13 juillet 2000, p. 37

Voilà une quadruple exposition qui tranche avec les hypermanifestations de l'été 2000. Par sa dimension et son fric, d'abord. Tandis que la Beauté en Avignon dépasserait les 60 millions, la Biennale de Lyon les 25 millions, «mon budget annuel, salaires compris, est de 5,8 millions de francs», ironise Yves Aupetitallot, le directeur du Magasin de Grenoble. Mais il n'y a pas de quoi en faire un fromage, car les quatre artistes invités ont eu largement la place de s'exprimer.
Le plus intéressant dans leur réunion à Grenoble, quoiqu'ils occupent des espaces circonscrits et que chacune des expositions soit strictement personnelle, est que ces quatre artistes soient des garçons. Quatre garçons dans le vent ? En tout cas, du genre masculin. C'est assez rare aujourd'hui, au sein de manifestations qui sont, soit monographiques, soit des expos de groupe où hommes et femmes cohabitent régulièrement. Mais là, quatre artistes hommes, c'est un chiffre suffisant pour considérer la chose, surtout dans un centre d'art contemporain qui organisait il y a quelques années : «Vraiment féminisme et art».
Contrepoints. Des égotismes de vieux garçon de Michael Smith (1951-) à l'extraversion violente de Fabrice Gygi (1965-) en passant par le clavier conceptuel bien tempéré de Christopher Williams (1956-), chacune de ces expositions peut donc être examinée à l'aune de cette question : que font les hommes ?
La sauce est tragi-comique pour Michael Smith, performeur new-yorkais depuis la fin des années 1970. Smith met en scène la rétrospective de ses prestations, revisitant ses personnages «MIKE» et le bébé «IKKI», issus d'un comique télévisuel reversé au fonds des tribulations de l'art contemporain.
Beaucoup plus hardcore dans ses desseins, l'illustrateur d'origine punk-rock-texane Gary Panter (né en 1950, il a notamment travaillé pour Slash, le magazine) est ici présent, moins pour ses qualités graphiques qu'en raison des décors qu'il a réalisés pour Pee-Wee, célèbre série télévisuelle enfantine du matin. Passeraient-ils à l'exposition comme on «passe à la télévision» ?
Rien à voir avec le calme Christopher Williams, artiste californien qui se dit héritier de l'art conceptuel. Comme le photographe qui, au début du XXe siècle, se proposait d'objectiver «Le Monde est beau», Christopher Williams inventorie photographiquement des produits de différentes natures : un paysage routier comme un lave-vaisselle ouvert, des travailleurs comme un escalier d'architecte, un siège-trépied comme une Dauphine renversée. L'articulation de ces images, parfois répétées, et de format identique, constituerait-elle un langage universel ? L'idée en est aussi sérieuse qu'absurde.
Pour le Suisse Fabrice Gygi, qui occupe l'espace le plus vaste («La Rue»), l'exposition est un terrain. Comme au foot. Comme on parle aussi d'un «terrain à construire». Le sien est divisé en deux. La première partie est introduite par un mauvais présage gonflé au dessus du sol : un ballon noir hérissé de pointes (=VIH). Le terrain est occupé par des édicules ayant trait aux spectacles de plein air : on y reconnaît des gradins, un distributeur de hot-dogs, un lavabo roulant avec eau courante et savon-qui-pue, des poubelles, et enfin un podium grillagé muni de baffles simiesques diffusant de la techno (DJ Sidney Stücki). Tous ces éléments solitaires, même s'ils sont en fonctionnement comme le lave-mains et la sono, produisent une même impression désespérée. Celle-ci est aggravée par les matériaux de construction, principalement l'acier, auquel en anglais on accole l'adverbe «stainless» : sans tache. Propres, intouchés, ils n'évoquent que le conditionnement de la fête, du sport ou du concert. La contrainte, sans le relâchement. Fabrice Gygi n'est pas un roadie, il n'emprunte pas ses objets au monde réel, il fabrique des figurations en trois dimensions à la même échelle que ce qu'elles représentent. On devine que pour Gygi, l'«exposition» est un lieu à même échelle que la vie, mais où la vie n'est que spectacle.
Surmâle. Introduite par un second élément gonflé,un airbag géant rouge,la deuxième partie du terrain de Gygi attaque en règle l'armée et la police (Gygi est Suisse, et la Suisse, ce pays soi-disant neutre où chaque citoyen peut être armé). Il présente un râtelier dont les jockeys sont ici représentés par un casque paramilitaire et une visière inclinée. Il y a un mur fait de paquetages sanglés, avec une ouverture en meurtrière. Et puis une tente ouverte, des bancs à l'intérieur, comme un mess où sont exposées des inscriptions en forme de tatouages corporels : «Né pour déchaîner l'enfer» (traduction maladroite de l'anglais : «born to raise hell»?), «souffre et tais-toi» et des icônes de menottes, poignard, casque SS… C'est l'univers surmâle et légionnaire de l'embrigadement, de la mort anonyme et de la vaine discipline. Fabrice Gygi entrouvre les portes du placard où est intériorisée la violence. Est-ce un appel à l'«explosition»?

Elisabeth Lebovici