Fabrice Gygi
«Fabrice Gygi»
L’Oeil, Paris, juin 2000, p. 52 à 55
On a pu voir récemment ses installations chez Chantal Crousel à
Paris ou à la galerie Bob van Orsouw à Zurich. À partir
du 28 mai, Le Genevois Fabrice Gygi envahit la rue du Magasin de Grenoble avec
18 pièces qui évoquent une manifestation publique.
La tentation est toujours grande d'expliquer des oeuvres surprenantes par la
biographie, voire par la physionomie de leur créateur. Le portrait d'artiste
tient couramment de l'explication de texte par des moyens aussi primitifs que
la physiognomonie ou la phéronologie, qui prétendaient expliquer
le caractère d'un individu par les particularités de son visage
ou de son crâne. Lorsque la description de l'artiste peut servir de valeur
ajoutée pittoresque, il devient même difficile d'y échapper.
Ainsi, confrontés aux oeuvres de Fabrice Gygi, la plupart des commentateurs
se sont-ils longuement attardés sur des traits de leur auteur censés
sans doute y trouver leurs parallèles et leurs prolongements. «Les
bras couverts de tatouages, une gueule de taulard taillée au couteau,
une enfance difficile et plutôt délinquante passée entre
fugues et maisons de correction : Fabrice Gygi porte sur lui tous les signes
d'une vie dure et rebelle »… «Fabrice Gygi est mieux connu
de la police que des dictionnaires d'art. Le jeune mec […] est de toutes
les manifs »… «Tatoué, piercé, le visage marqué,
Fabrice Gygi incarne physiquement toute la violence sociale que le bourgeois
se refuse à prendre en stop» … «Des petits mots et
des dessins tatoués constellent ses bras. Assez obscurs pour faire dérailler
l'imagination de certains journalistes»... Ce petit échantillon,
qui cite presque la moitié des articles parus sur lui, démontre
assez la fascination que peut exercer l'artiste suisse, né en 1965, sur
ceux qui l'ont rencontré à Genève où il vit, à
Lausanne où il enseigne, ainsi que dans les métropoles européennes
où il expose depuis le début des années 90. II y a là
un phénomène habituellement réservé aux rock stars
mais qu'a précisément réussi à mettre à mal
la nouvelle scène des musiques électroniques à laquelle
Fabrice Gygi s'est parfois associé (par exemple en collaborant avec Sidney
Stucky pour Scène, sorte de cabine fortifiée de DJ bordée
par des tours d'enceintes, dont s'échappait un mix suffisamment fort
pour déranger les visiteurs de l'ARCO de Madrid où elle était
présentée ce printemps). Et l'on se prend à rêver
que, comme pour les grandes pointures de la techno, les critiques soient obligés
de juger de ses productions sans forcément connaître le visage
de leur auteur.
Entre sculpture, installation et matériel de performance
Il serait alors nécessaire de revenir au statut ambigu de ces pièces
que l'artiste propose à l'expérimentation des visiteurs d'exposition.
Ses créations participent à la fois de la sculpture, de l'installation
et du matériel de performance. Elles ont la proximité avec le
réel qu'avaient les readymades de Duchamp et l'on a souvent le sentiment
de se retrouver en face d'un matériel de police ou de sport collectif
simplement approprié et transporté dans l'enceinte esthétisante
du musée ou de la galerie. Mais elles sont chaque fois construites spécifiquement,
comme des objets rares et artistiques, avec une précision formelle qui
les apparente aux sculptures minimalistes d'un Donald Judd ou d'un Carl Andre,
réutilisant des matériaux de l'industrie pour en faire des «objets
spécifiques» d'une telle valeur plastique qu'elle obligerait à
repenser l'idée même de beauté. Cependant, alors que Carl
Andre séparait ses convictions marxistes de sa production artistique,
on ne peut échapper aux connotations politiques des pièces de
Fabrice Gygi, que l'on prenne ou non en compte le contexte particulier de la
Suisse qui lie par exemple équipements sportifs ou festifs à l'institution
militaire (les podiums de kermesse, les parcours de santé, sont généralement
prêtés par l'armée). Qui plus est, tout en étant
faites pour être regardées, ainsi que des oeuvres d'art visuel
traditionnelles en compétition avec toute l'histoire de la statuaire,
ces installations appellent aussi un usage plus ou moins direct (à moins
de détruire l'oeuvre et le lieu où elle est présentée,
on ne peut qu'imaginer se servir des Chisteras projectiles de 1997,
cette idée étant évidemment provoquée par l'allure
menaçante du matériau utilisé pour construire ces objets
de propulsion et contenir les billes d'ivoire qui pourraient éventuellement
leur servir de projectiles). Certaines pièces de l'artiste, par exemple
les Airbags ou les différentes versions des Paravents
(bâches de PVC tendues sur des cadres métalliques, disposées
autour d'une pièce) imposent de véritables contraintes aux corps
qui les pénètrent ou les approchent, comme le faisaient les installations
de Bruce Nauman. D'autres sont plus participatives, à l'instar des dispositifs
utilisés par Allan Kaprow dans ses happenings fondateurs. Jamais
pourtant, même dans le cas d'une buvette ou d'un glacier ambulants, cette
invitation à l'action ne prend le caractère de réconciliation
sociale momentanée et idéalisée que tant d'artistes lui
donnent aujourd'hui, dans un irénisme qui singe les faux moments de rassemblement
de la culture underground des sixties (façon mini-Woodstock
revu et corrigé par «l'esthétique relationnelle» pour
un stand de foire d'art contemporain). Lorsque Fabrice Gygi a réalisé
des performances, elles ont d'ailleurs eu en général un caractère
explicitement violent et quasiment anti-social - culminant peut-être avec
Toujours debout, déplacement de l'artiste guidé strictement
par deux fils de cuivre passant dans chacune de ses oreilles, fils qui conduisaient
l'électricité servant à faire marcher un mégaphone
transporté sur son dos.
Tribunal de 1999 est exemplaire d'un tel fonctionnement, que l'on ne
peut que simplifier si l'on veut le traduire par écrit. C'est d'abord
une sculpture autour de laquelle le spectateur peut tourner pour apprécier
la pureté de ses formes géométriques et la précision
des relations entre les grands aplats de couleur du PVC, la tubulure métallique
qui les supporte et les lanières qui les maintiennent en place. C'est
aussi une architecture qui n'est pas sans rappeler les nefs en berceau de l'architecture
antique, une sorte de monument transportable. De ce point de vue, si la première
impression peut avoir été celle d'un ready-made, on voit
rapidement qu'il s'agit d'une création d'autant plus magistrale qu'elle
s'exprime sous des formes dépersonnalisées. Mais ce n'est pas
au regard seul que cette oeuvre se propose (en dehors même du fait que,
comme toute sculpture née après le Minimal Art, elle se confronte
au corps avec tous ses sens). Elle est aussi une installation dans laquelle
l'ouverture des parois invite à pénétrer, imposant certains
comportements. Ceux-ci peuvent être d'ordre esthétique. Ils sont
aussi liés à un stock d'images et d'expériences partagées
par tous nos contemporains : hôpitaux de fortune sur les théâtres
d'opération, tentes de réfugiés destinées aux victimes
et aux bourreaux de toutes les guerres qui caractérisent le monde après
la fin du duopole américano-soviétique, tribunaux d'exception,
militaires ou humanitaires selon les occasions et les positions de force relative
sur l'échiquier international... Métaphoriquement ou réellement,
chaque spectateur est invité à occuper une des positions rendues
possibles par le dispositif d'estrade, de bancs et de tables : juge ou assesseur,
témoin ou accusé, spectateur enfin. De toutes façons, il
est toujours reconduit en même temps à sa double condition de participant
du monde de l'art (au moins comme visiteur d'exposition) et d'acteur d'une société
qui ne s'arrête pas à la porte du lieu d'exposition. Tandis que
l'oeuvre, modélisant le fonctionnement du pouvoir dans nos démocraties
où celui-ci se conquiert par l'image, est à la fois un objet de
fascination attrayant et un instrument de dévoilement des dispositifs
de contrainte.
Le travail de Fabrice Gygi est ainsi ambigu dans le meilleur sens du terme.
À propos de Arabatt Al-Woudour (1999), assemblage de métal
sur roulettes, où l'eau de plusieurs fontaines en circuit fermé
coule dans un bassin destiné à ce que chacun puisse s'y laver
les pieds selon un rituel spécialement associé à l'Islam,
la critique d'art Catherine Francblin concluait récemment que «quand
l'art aborde des questions d'une telle ampleur, il est important qu'il se fasse
mieux comprendre». Mais si l'artiste met tant de soin à ce
qu'aucune des caractéristiques de ses oeuvres, ni aucun de leurs effets
ne soient déterminés une fois pour toutes, c'est qu'il s'agit
toujours pour lui de laisser la place à un nomadisme fondamental. Ses
pièces s'ouvrent à ce qu'il a lui-même évoqué
comme cet «insaisissable [qui] est perçu comme une menace par
notre société qui tend à définir et donc à
figer les individus.» Une oeuvre d'art, pas plus qu'un individu,
ne peut jamais se ramener à l'addition de ce qu'on peut en décrire.
Eric de Chassey