Michelangelo Pistoletto
Daniel Soutif
"La peinture au Pistoletto"
Libération, Paris, 26 décembre 1986
p.25
L'« Arte povera » nous arrive avec vingt ans de retard et aussi
Pistoletto, ses « objets en moins » que vous ne verrez pas et ses
peintures-miroirs qui vous réfléchiront.
Quoiqu'en France, on ait encore mal pris la mesure de ce fait, Michelangelo
Pistoletto s'impose sans nulle hésitation comme l'un des artistes les
plus prolifiques de ce temps. Gravitant autour d'un centre qui n'est peut-être
autre que la formidable énergie de l'artiste, l'oeuvre de Pistoletto
s'est déployée depuis l958 par strates successives qui, sans s'annuler
jamais, ne cessent de se superposer et de se refléter les unes dans les
autres de telle sorte qu'il n'est presqu'aucun paramètre de l'art contemporain
qui lui ait échappé. Turinois, né à Biella en 1933,
Pistoletto a eu pourtant à souffrir ici - et souffre encore - de divers
malentendus et autres erreurs de perspectivé.
Ainsi lorsqu'en 1964, lleana Sonnabend prit fait et cause pour les oeuvres du
jeune artiste et les exposa à Paris, le résultat fut qu'on les
confondit bien vite avec une sorte de version italienne du pop art américain.
Aujourd'hui, alors que l'arte povera vient de faire, avec un retard de près
dc vingt ans, une entrée massive sur notre territoire, Pistoletto qui
fut pourtant au coeur du mouvement pour l'avoir précédé
de quelques longueurs, n'avait jusqu'aux expositions présentes guère
bénéficié de cet enthousiasme si bien que son oeuvre, pourtant
essentielle à l'intelligence de - l'art italien contemporain, reste ici
relativement moins bien connue que celles de certains autres artistes turinois
pourtant nettement plus jeunes comme Giuseppe Penone ou Gilberto Zorio.
L'exposition du Musée Cantini, qui complète la présentation
de certains des travaux les plus récents de Pistoletto par une rapide
anthologie des étapes passées, devrait permettre de corriger quelque
peu cette ignorance. Quoique de nombreux moments très importants de la
production de Pistoletto soient absents, quelques oeuvres clefs ont néanmoins
pu être réunies. Ainsi, l'autoportrait or de 1960 ne suffit certes
pas à résumer à lui seul la série de peintures qui,
réalisées â partir de 1958, conduisirent en 1962 aux premiers
tableaux réfléchissants. Il éclaire du moins la problématique
qui allait amener Pistoletto à marginaliser la peinture proprement dite
dans sa production. La figure fantômatique qui se détache encore
sur le fond doré de cet autoportrait tend en effet déjà
à s'estomper au profit des reflets qui se lisent mal encore sur l'or,
mais focalisent cependant une part du regard. En travaillant sur ce rapport
de la figure au fond, Pistoletto devait bien vite parvenir à l'une des
découvertes qui incurva de façon décisive une carrière
entamée dans une tradition picturale savante, puisque largement influencée
par la pratique de la restauration de tableaux enseignée à l'artiste
par un père qui en faisait profession.
Après diverses tentatives faisant jouer comme fond l'argenté,
le noir, l'or, Pistoletto enfin découvrit que le pur et simple miroir
était le fond qu'il recherchait et commença donc d'installer des
figures quasi-photographiques sur des surfaces métalliques parfaitement
réfléchissantes le Personnage de dos (1962), exposé
à Marseille, constitue l'une des premières expériences
de ce genre dont La conversation sacrée (1973), également présente
dans l'exposition, est un autre exemple célèbre. Avec ces oeuvres,
Pistoletto bouleversait la problématique courante de la représentation
puisque c'est non seulement le spectateur de l'oeuvre, mais aussi l'espace même
du lieu d'exposition qui, via le reflet, entre dans le tableau. Regardant devant
soi, on voit ce qui est derrière soi tandis que la figure effectivement
couchée sur la surface réfléchissante se met à flotter
d'incertaine façon entre deux espaces, celui du cadre et celui où
se promène le spectateur. Révolution décisive en ce qu'elle
préfigurait bien des critiques ultérieures de la dimension illusionniste
de l'art, vécue comme telle en tout cas par Pistoletto puisque, récemment
encore, il déclarait « Avant de faire les tableaux réfléchissants,
j'envisageais l'art en me demandant comment avancer: depuis les tableaux réfléchissants,
je regarde en arrière et j'avance sans problème... »
(in Anima, 1983).
Part la plus connue de l'oeuvre de Pistoletto, les tableaux réfléchissants
n'en constituent cependant qu'une facette. En 1966 par exemple, l'artiste expose
dans son atelier les « Ogetti in meno ». Ces « objets
en moins », dont malheureusement aucun n'est présent à
Marseille, opéraient dans le réèl une soustraction peu
conventionnelle préfigurant l'arte povera encore à naître.
Rose de carton brûlé, structuré pour parler debout, photographie
de Jasper Johns, maison à dimension humaine ou autre baignoire, ces choses
parfois inventées, parfois simplement soustraites à leur contexte
usuel et détournées de leurs fonctions, ne représentent
plus rien, elles se contentent d'être. Ce nouveau rapport de l'art à
la vie sera justement caractéristique de l'arte povera dont le concept
sera justement formulé un an plus tard par Germano Celant. Pistoletto
donnera d'ailleurs très vite au mouvement quelques uns de ses chefs d'oeuvres,
telle la très belle Vénus aux chiffons (1967) dont une
version dorée est montrée au Musée Cantini. A ces productions
plastiques que complétait déjà une importante activité
d'écriture, l'artiste ajoutait d'autre part de nombreuses actions théâtrales
présentées â cette époque avec le groupe qu'il nommait
« le zoo ».
Au début des années 80, Pistoletto prend son monde à contre-pied
en produisant de gigantesques sculptures de polyuréthane que parfois
il redouble en marbre dans un nouvel effet de miroir inattendu puisque c'est
alors le matériau noble qui recopie la frêle matière synthétique.
Montrées au printemps 1984 dans une grande rétrospective au Forte
Belvedere de Florence, ces oeuvres n'auraient pu que très difficilement
être exposées à Marseille. Ce sont donc les productions
toutes récentes de l'artiste qui focalisent l'exposition en révélant
un tout autre type de préoccupation. « Art de la désolation
», ainsi que l'explique Poétique dure, un bref texte publié
à l'occasion de la première exposition de ces oeuvres l'an passé
à Turin, ces travaux qui retrouvent à la fois les pigments colorés,
la toile et le volume jouent encore d'un étrange effet de miroir: la
réflexion ne confond plus cette fois le tableau et son espace d'exposition,
mais la peinture et la sculpture. Les toiles sont conçues, ainsi que
l'explique Pistoletto (1), non comme des écrans, mais comme des parties
d'un volume affleurant sur une surface. Les sculptures sont en revanche peintes
comme des tableaux. Le même geste, la même gamme de couleurs sombres
parfois trouées de clartés blanches, sont à l'ouvre dans
les deux cas. Les « sculptures » paraissent ainsi n'avoir d'autre
fonction que celle, hautement génératrice d'ambiguïté,
de conférer du volume à la couleur. Leurs formes sont d'ailleurs
si simples qu'on pourrait, sans ces couleurs qu'elles supportent, les confondre
avec un nouvel avatar du minimalisme. Tel n'est évidemment pas le cas
puisqu'il s'agit bien au contraire de brouiller l'habituelle opposition de la
peinture et de la sculpture au profit d'un envahissement généralisé
de l'espace par la couleur.
A Grenoble, dans l'immense « rue » qui constitue l'axe du Magasin,
le nouveau centre national d'art contemporain inauguré au printemps dernier,
c'est d'ailleurs un brouillage de cette nature, quoiqu'encore beaucoup plus
spectaculaire, que produit « le temps du miroir ». L'artiste
a en effet d'abord posé dans cet espace aux proportions monumentales
un immense miroir qui à la fois focalise le regard comme un point de
fuite et y produit une trouée qui inverse le devant et le derrière.
Ensuite, journée après journée, il a couvert progressivement
toutes les parois de dessins au fusain qui semblent le produit de gestes titanesques.
Ainsi, l'espace tout entier est devenu un immense dessin vibrant autour de son
propre reflet, manifestation impressionnante de la conviction d'un artiste persuadé
qu'en regardant derrière soi, on avance sans problème...
(1) Dans un entretien avec Bruno Cora publié dans l'ouvrage de Cora publié à Ravenne en avril dernier, Pistoletto, (ed. Essegi, 245 pages), qui tient lieu de catalogue pour l'exposition du Magasin de Grenoble.