Patrick Tosani


 

Catherine Francblin
"Les assomptions de Patrick Tosani"
Art Press, Paris, Février 1989, Pages 34 à 36


Ce qui frappe avant tout chez Patrick Tosani, ce sont les objets qu'il photographie: cela a d'abord été, au début des années 80, des petites figurines prises dans des glaçons, puis de la pluie, des cuillers, des talons de chaussures, etc. Bizarre... Ce qui frappe aussi, c'est la manière très simple qu'il a de présenter ces objets agrandis à la dimension humaine.

Il est tout à fait logique d'appeler photographie l'objet, la « chose » que fabrique Patrick Tosani. Mais pourquoi faudrait-il, après avoir donné un nom à ces grands monuments à piéger la lumière, chercher dans ce mot de photographie l'explication de leur effet de saisissement ?
Chercher et trouver. Dire que Tosani analyse le photographique par-ci, qu'il traque le propre de la photographie par-là. Je veux bien qu'il y ait toujours un peu d'auto-réflexion dans toute pratique artistique, surtout à une époque qui valorise comme la nôtre ce qu'on appelait il y a dix ans les métalangages et qu'on aurait tendance aujourd'hui à considérer au nombre des signes constitutifs de la post-modernité. Un peu d'auto-réflexion contribue au rayonnement de l'oeuvre qui est comme réchauffée d'une parole, d'une présence - celles du créateur. Mais trop d'auto-réflexion nuit si l'oeuvre n'est plus que la promesse d'un objet professionnellement fini, envisagé sous l'angle d'une pointilleuse « théorie » de la photographie.
Penser que Tosani prend en charge, méthodiquement, scolairement, laborieusement les implications, par exemple, de la photographie, sans doute n'est-ce pas absurde, mais quel applatissement ! Quel ennui ! Comment un projet artistique qui ne serait pas dominé par le désir actif d'attraper un morceau d'éternité pourrait-il troubler si peu que ce soit ceux qu'il entraîne avec lui à l'extrémité de quelque chose ? Comment un objet destiné à emporter la pensée au-delà de ses ornières habituelles ne s'entêterait-il pas à dévoyer les moyens simples et humains avec lesquels on se donne pour but de descendre en marche, directement chez Dieu ?

Cette forme si parfaite

Voilà une petite cuiller; le manche escamoté est hors-cadre. Est-ce une petite cuiller ? Hauteur approximative : 1,80 mètre. La taille d'un homme. Grande cuiller donc. Dès lors, s'agit-il toujours de cet objet familier qui sert à avaler les yaourts qui ne sont pas des Yoplait ? Rien qu'à l'évoquer, l'association révulse. On sent bien qu'il ne peut y avoir de contact, sinon forcé, insupportable, entre notre lumineuse cuiller en majestée et l'acide breuvage lacté qui supplée au sein dans l'alimentation des gastronomes en barboteuse. Cette forme si parfaite, cette auréole alongée qui se serait détachée de quelque sainte tête pour vivre sa vie propre pour la première fois, l'imaginez-vous encore dans un tiroir de table de cuisine ? L'imaginez-vous encore en ustensile volant au secours de la nécessité ? L'imaginez-vous se mouvant dans une tasse à café où fond sournoisement une sucrette ? Soyons sérieux, Tosani change le sens des objets quotidiens qu'il photographie, et c'est ainsi qu'il change la réalité.

Ces cuillers ne sont posées sur rien, dans aucun espace plausible. Il suffirait d'entre-apercevoir le moindre bout de nappe pour se trouver dans le domaine du reportage. On est ici, au contraire, en apesanteur au-dessus du vécu, dans un ciel d'azur. Il faudrait parler d'une assomption de la petite cuiller. Les rayures qui strient sa surface et témoignent de son usure attestent du caractère matériel, physique du corps photographié. Mais à l'instant où ce corps heurte la surface du papier, on dirait qu'il la traverse, qu'il est aspiré par une couche d'air diaphane à ce point serrée qu'elle peut paraître s'interposer entre l'objet élu et le reste du monde, - reste du monde pour lequel, alors, cet objet flottant devient comme un concept, un poème pur.

Les artistes d'aujourd'hui, on le sait, travaillent souvent à la manière de faux archéologues recueillant les restes dérisoires du quotidien pour les exposer déjà désséchés, jaunis, poussiéreux, dans un imaginaire musée du futur. Ce musée, ils le fondent et le visitent à la fois; ils sont d'un côté et de l'autre des oeuvres, à l'origine et à la fin de celles-ci. Le travail de Tosani, lui aussi, a à voir avec le musée et la muséification. Comme Christian Boltanski, Tosani a dû arpenter, en baskets et K.Way, les salles de ces musées que l'on visite à l'âge où se forment les vocations : les musées d'ethnologie, d'anthropologie, d'archéologie. Mais là où Boltanski semble avoir été frappé par l'insignifiance et la vanité des objets exposés, Tosani, devant les mêmes vitrines, a été frappé par la grâce. Mettons la même salle d'un musée d'art étrusque et, sous vitrine, différentes petites broches en bronze, des bris de poteries peintes, un peigne en corne sculpté, etc. Le premier, Boltanski, y a vu (c'est son droit !) de misérables reliques, du cadavre, des morceaux. Le second, Tosani, y a vu tout l'inverse. Avec leur patine vert-de-gris, les petites broches, lui on fait des clins d'oeil ; il s'est approché et elles lui ont paru plus grandes ; il s'est approché encore et la rondeur de leur contour lui a paru prodigieuse ; de plus près encore, sous les rides du temps, il a distingué une ciselure ; la ciselure formait un dessin, lequel dessin renvoyait à une fable, laquelle fable, à base de dieux et d'animaux mythologiques, entraîna le petit rêveur dans les embrouilles d'une histoire d'honneur et d'amour, laquelle histoire, d'une part le fit sourire et se moquer, d'autre part lui rappela semblable aventure personnelle qui... que... quoi (la suite est strictement confidentielle). Même scénario possible avec les bris de poteries, avec le peigne en corne, etc. Tout cela pour dire que, sous le regard de Tosani, les vieilleries peuvent devenir des bijoux, les vestiges des écrans de cinéma, les pauvres restes de miroirs.

Petite cuiller et stade du miroir

Tout le monde un jour a approché de son visage une cuiller, non pas pour se nourrir mais pour se regarder. Autrement dit, tout le monde un jour s'est comporté comme le fait Patrick Tosani qui nous retire, si j'ose dire, la cuiller de la bouche pour l'élever devant nos yeux. Génie de Tosani lorsqu'il choisit ses objets ! Je sais qu'il les cherche longtemps. Ces objets doivent avoir une forme, une histoire, un usage significatifs. Tosani n'est pas photographe au sens où l'est par exemple Koudelka pour lequel tout est photographique. Pour Tosani, n'est photographiable, dirait-on, que l'objet indigne d'être photographié, que l'objet vulgaire, fabriqué en série, multipliable par essence et qui peut être détourné pour devenir objet unique de contemplation. Ainsi, donc, la série des cuillers qui se prêtent d'autant mieux à ce détournement que celui-ci, en quelque sorte, appartient à leur petite histoire. Une fourchette, qui est un ustensile plus moderne, s'utilise rarement comme un miroir ; une cuiller si, - à condition qu'elle ne soit pas en bois. Or, que fait-on quand change la fonction de cet objet et qu'on passe ainsi de l'ordre du besoin à celui du désir, du stade oral au stade du miroir ? On opère une espèce de sublimation, de mise à distance du monde. Au lieu d'incorporer celui-ci, on lui cherche des images ; au lieu de l'attraper par les dents, on le saisit, on l'analyse, on le recompose par l'oeil. Tout l'art de Tosani met en évidence ce passage d'un mode de perception du réel à un autre : le passage de l'âge primitif à l'âge du regard.
De la même manière qu'il expose, avec la série des cuillers, le déplacement du bas vers le haut - du digestif vers le suggestif - Tosani expose, avec la série dite des Portraits, la traduction d'une sensation tactile en une expression objective et communicable, - transformation, ici encore, d'une relation au monde rapprochée en une relation à distance.

Des yeux pour les aveugles

Les Portraits forment, en effet, une série de photographies de pages d'écriture braille combinées avec l'image projetée de figures humaines que l'on distingue à peine plus que comme des ombres aux contours vagues et fuyants. De ces figures, en particulier, les yeux sont absents. Mais les visages, qui paraissent être aveugles, sont criblés de points en relief, - sortes de pustules, de miniglobes oculaires pullulant qui représentent précisément, pour les non-voyants, la possibilité de lire, de percevoir le monde.
Ainsi Tosani montre-t-il les yeux des aveugles. Ce pourrait être une parabole biblique, car aux voyants que nous sommes, il révèle ce que nous ne voyons pas et que les aveugles voient avec leurs doigts. Ce faisant, sans violer en rien, ni fabriquer de toutes pièces l'imaginaire de l'autre (comme avait pu le faire Sophie Calle dans son travail sur les aveugles), Tosani nous donne à voir, littéralement, leur langage, leur représentation du monde, leurs images. Au delà du message voilé de douceur qui imprègne généralement tout le travail de Tosani, ces photos témoignent d'un miracle : le miracle de la conversion possible, les uns dans les autres, des différents langages des sens. Si une relation charnelle au monde peut, par l'intermédiaire de la page de braille, se transformer en une relation mentale, c'est que la chair, parfois, se fait verbe, que le toucher peut devenir parole, ouïe, vue, odorat. Les photographies de peaux de batteries que Tosani a réalisées dernièrement et dont il présente frontalement la surface tendue et martelée, conduisent à la même idée : ce que l'on touche peut se métamorphoser en quelque chose que l'on entend et quelque chose que l'on voit, même si ce qu'on touche, on ne le touche qu'avec l'un de ces prolongements des doigts que sont les baguettes du jazzman ou le pinceau du peintre. Inversement, un corps qu'on ne touche pas, qu'on ne peut pas toucher parce qu'il est une image, une ombre, une intuition, peut cependant être perçu, rendu aussi présent qu'un visage, qu'un bras, que la montagne que vous voyez là, que les pierres du chemin, que la pluie qui tombe. On peut le voir, on peut le voir avec ses propres yeux, même si ce que l'on voit on ne le voit bien qu'avec ce prolongement de l'oeil qu'est la chambre noire de l'appareil photo. Miracle de la foi probablement. Miracle, évidemment, de la loi en l'art.

Quoi de plus bas qu'un talon haut ?

Toute représentation est un jeu avec les dimensions « naturelles » des choses et, à ce jeu, Tosani a la main heureuse.
Certes, l'agrandissement des objets qui se trouve à la source de la fascination qu'exercent ses photos, n'est pas un procédé inédit. Mais Tosani ne semble jamais employer ce procédé de manière gratuite, par simple goût du gigantisme. Ainsi l'agrandissement n'est-il pas dans son travail un choix uniquement formel ; il est aussi un « thème », le motif d'une sorte de méditation sur la formation et la puissance des images.

Agrandir, réduire, c'est quoi ? (se demande Tosani, l'oeil dans le viseur de l'appareil photo). C'est régler une distance entre moi et les autres, moi et l'objet. C'est déplacer un corps, l'éloigner, le rapprocher. Figurer un objet c'est donc, au sens propre, le transporter. Le faire voyager d'un lieu à un autre. Le balader. D'où l'intérêt de l'artiste pour les talons de chaussures, les grands, les petits et les moyens, qui (a)grandissent un peu, beaucoup, énormément et qu'il photographie tous individuellement avec le même souci de perfection et d'objectivité que s'il photographiait une oeuvre d'art, - une sculpture minimale, par exemple. Pourtant, quoi de plus bas qu'un talon, tout talon haut qu'il soit ? Quoi de plus misérable, quoi de plus in-photographiable ? C'est Jarry qui appelait nos chaussures des « écrase-merde », alors les talons... D'ailleurs ils sont inaccessibles à l'oeil. Trop bas vraiment. Le talon tout seul (pas même la paire !), qui a jamais eu l'idée d'en photographier ? Quelle entreprise saugrenue ! Encore plus saugrenue que de photographier la pluie (1987) et qui plus est, une pluie artificielle, provoquée en studio. J'imagine la concierge de Tosani, sa famille, son percepteur : « Qu'est-ce que vous faites dans la vie ? » - « Je photographie des talons ». Dur ! Mais, lui, imperturbable, insensible aux insinuations (le talon ? Ne serait-ce pas une perversion de la perversion du fétichisme de la chaussure, qui est elle-même une perversion du fétichisme du pied ? ), lui, donc, continue. Parce que s'il y a une chose qui le transporte, Tosani, et nous comme lui, c'est bien le talon. Il ne fait même que cela, le talon : nous promènes d'un lieu dans un autre et du bas vers le haut. C'est bien pourquoi il mérite l'attention qui lui consacre cet artiste dont la « démarche », comme on dit, est si proche, si éprise, elle aussi, d'aventures (d'aventures élevées).

La forme, le contenu : cela ne fait qu'un pour Tosani. Toujours cette histoire de permutation des langages, de glissement des espaces qui nous donne l'impression que le sol s'effrite sous nos pieds sans prévenir. La matière, la technique, le système général du sens, cela ne se détaille pas puisqu'aussi vrai qu'une faute peut être rachetée, le bas peut être relevé et, dès lors, transfiguré.
Par quel miracle ce petit bout caché sous nos semelles est remonté devant nos yeux, je ne le sais pas. Mais il suffit d'être éveillé pour le voir, désormais livré à une immobilité sereine, à une souveraineté que ne saurait lui disputer cet espèce de couvercle nommé chaussure qui l'asservissait depuis des siècles. Arrachés au domaine surpeuplé de l'accessoire, entrés, avec Tosani, au royaume glacé des êtres d'exception, les talons de nos chaussures peuvent maintenant nous regarder de haut. Que nous sommes petits !