Patrick Tosani
Mona Thomas et Michel Frizot
"Tosani, le brouillage des certitudes"
Beaux Arts Magazine, Paris, Avril 1989, N° 67,
Pages 84 à 88
Que se passe-t-il au fond de la chambre noire ? Qu'apporte au juste l'intervention
d'une machine - l'appareil de prise de vue - aux processus complexes de la
vision humaine ? Depuis 1982, Patrick Tosani s'attaque aux rouages mystérieux
de la création des images. La photographie est à la fois l'objet
et l'outil de son investigation. Ce qui en fait paradoxalement un travail
artistique, dont la grande rigueur va de pair avec une indéniable
beauté formelle.
Les oeuvres de Tosani ne répondent-elles pas à la formule évoquée
(en 1929) par le théoricien Chlovski, faisant de l'art « le procédé de
singularisation des objets et le procédé qui consiste à augmenter
la difficulté et la durée de la perception » ?
On peut être rassuré avec Patrick Tosani. A l'évidence,
il s'agit de photographies, mais de vraies photographies. C'est-à-dire
une certaine surface de papier dont les masses colorées sont formées
dans une chambre noire d'une quelconque taille. Nous attachons d'emblée à cette
certitude photographique un certain nombre de valeurs, de principes autoritaires
quant à ce que nous voyons, ou croyons voir. La vision photographique
est ainsi connotée de vérités intrinsèques et intangibles
: réalité constatée de quelque chose qui existe ou a existé en
un lieu et à un instant donné, position du photographe par rapport
au photographié, taille de l'objet et place dans l'espace en fonction
des transformations optiques, au jugé près.
L'art d'en tirer parti consiste à induire le doute, à retourner
la certitude du médium contre la vraisemblance de son sujet. Dans la
série des «Glaçons » (1982-83), soit petits sujets
en plastique, soit découpages d'architectures, emprisonnés dans
un glaçon et magnifiés par l'agrandissement photographique (120
x 170 cm), l'authenticité de l'échelle est déjà mise
en doute, et la crédulité du spectateur étalée
malgré lui. La taille de l'oeuvre elle-même est d'importance,
et ne devrait souffrir aucun traitement de reproduction, sinon pour n'en transcrire
qu'une composante partielle, ce qui se lit et non ce qui s'éprouve.
Le format définitif n'est pourtant pas ici, comme trop souvent dans
l'art contemporain, une question d'emphase superflue destinée à remplir
plus vite l'espace du musée; c'est une affaire de langage, indissolublement
liée au sens de l'oeuvre. Les portraits de 1985, où se superposent
une effigie en couleur, très floue et lointaine, et l'agrandissement
d'un texte braille, au contraire net et très présent, introduisent
par cette fusion des extrêmes une équivoque entre la vision et
le discours. Comme si dans le renvoi du visuel vers le tactile, ou vice versa
se révélait soudain la question : qu'est-ce qui me fait réellement
signe dans l'image, que j'aie pourtant déchiffré, mais que je
ne puisse interpréter dans ses fins ?
L'unité de ce que Patrick Tosani a présenté dans ses séries
consécutives, peut sans doute être perçu (à la lumière
de ses derniers travaux) comme un subtil jeu sur le langage verbal et sa visualisation,
ou inversement comme l'interprétation toujours trébuchante et
larvée de ce qui est montré. Ce qui constitue précisément
la nature de la photographie, c'est son double caractère d'icône
et d'indice, au sens linguistique où le sémioticien Charles S.
Peirce a défini ces termes (Ecrits sur le signe, éd.
du Seuil, 1978) ; c'est-à-dire comme une image qui à la fois « exhibe
les mêmes qualités que son objet » (icône),
et renvoie à cet objet comme le nom propre renvoie à un individu
(indice), en état de proximité et non d'analogie totale avec
son objet. C'est par son caractère iconique d'« empreinte » que
la photographie est proche du réel, et par son caractère indiciel
qu'elle est proche des mots.
Patrick Tosani semble jouer de cette double nature, de cette proximité dans
la photographie, entre le verbe et l'image, entre la figure et son double.
Par exemple, dans sa première série (1982) des glaçons
emprisonnant une figurine de plastique en action (plongeur, skieur, coureur)
: le mouvement que fige tout instantané photographique, est
représenté par le geste immobilisé de la figurine, gelé par
les glaces, d'où l'action semble vouloir sortir par l'usure du temps,
le dégel. L'image est métaphore de la donnée photographique,
l'instantanéité. Ou encore, dans l'autre série de glaçons
(1983) découpages architecturaux brûlés, le feu, antagoniste
du froid, qui a consumé le papier, fait fondre le glaçon qui
conserve traces et souvenirs de la brûlure.
Ainsi, chaque « image » de Patrick Tosani se présenterait
peut-être comme une proposition couplée de l'énoncé et
de l'icône, un sésame-mot-de-liaison qui serait la brèche
par laquelle se livre le sens. Sans prétendre à trouver une clé de
lecture absolue, il suffit pour goûter pleinement l'efficacité conceptuelle
de ce travail, de le lire sans arrière-pensée, en laissant
les mots-images imposer leur libre association, base de toute interprétation.
La pluie, qui martèle d'habitude l'écoulement du temps,
portraiturée en studio, crispée dans un sourire de star, et faisant
des signes de transparence en tapotant sur des plaques de plexiglas...
; la cuiller, normalement perçue comme contenant ou miroir concave, vide de
tout renvoi d'image, rendue à l'abrasion de sa fragile surface,
et nommée (dans le titre de l'oeuvre) par l'énoncé primaire
de l'alphabet A, B, C, D,... ; les talons, aux attraits de feuilleté de
nougatine, majestueux comme des gratte-ciel ou des donjons, ôtés à leur
fonction de grandissement (en tant que surélévation
du corps) pour rendre plus confuse la pertinence de l'agrandissement photographique...
Si l'homo sapiens (ludique mais anxieux) est voué à croiser vue
et parole, comme fer et feu, on ne peut mieux inviter l'oeil à passer
l'épreuve de la verbalisation. (Michel Frizot)
Patrick Tosani inventorie, en les photographiant, des objets aisément
identifiables, mais qu'une mise en oeuvre décisive va bouleverser.
Glaçons, 1983
Un projecteur éclaire un bloc de glace grand comme un petit écran
de télévision. L'image prise dans le gros glaçon est celle
d'un château, silhouetté dans une page de journal. Une bougie
allumée met le feu à la glace : est-ce possible ? L'un des six
palais saisis de cette façon paradoxale semble dévoré par
les flammes, un autre incendié d'une somptueuse fête de nuit.
En 1983, Patrick Tosani provoque ainsi le combat singulier d'éléments
contraires, essentiels, dans la photographie. Ce que fige l'instantané,
c'est ce moment où le feu ne se contente plus de couver sous la glace,
mais la lèche en déchiquetant du même coup le château
fort à l'abri de sa banquise. Figure de l'instant, le fier bâtiment
de papier restitue une tragédie émouvante.
Pluies, 1986
Scintillantes, aussi permanentes que la pellicule photo ou cinéma, les
pluies parlent du temps météo comme de celui qui passe. Le temps
d'arrêter
l'image ou de la développer : c'est tout un. Les bords de la scène,
bien au sec, cadrent l'artifice d'une pluie de studio que le contact au sol
va briser en frise d'éclaboussures. La fiction s'accentue encore de
la géante ponctuation syntaxique attribuant à chaque exemplaire
de la série son nom distinctif : « Pluie entre parenthèses », « Pluies
virgule »... Cependant que les signes se succèdent, l'averse ultra-sophistiquée
continue de tomber, presqu'immobile, indifférente. Un découpage
de cinéma ?
Cuillers, 1988
A raison de vingt-six exemplaires, Tosani fait tenir aux cuillers, stade récent
de sa recherche, le langage d'un alphabet d'avant la parole. De A à Z,
les lettres épellent la même fascination du répété;
l'alphabet sert à titrer. Instrument primaire, jeu de prendre et donner,
d'ânonner l'échange social, de tâter des nourritures terrestres
sans oublier celles de l'esprit ? Plus ou moins rondes, plus ou moins ovales,
essuyées d'une lumière non miroitante, ces cuillers jouent les
opérateurs d'un énigmatique point aveugle et passent pour un
face-à-main agrandi, qui ne renverrait de lui qu'une certaine lumière,
bien reçue et tout à fait réfléchie.
Talons, 1987
A peine sortis de l'atelier de fabrication, non peints ni recouverts de cuir,
pas tout à fait prêts à marcher, les « Talons » suivent
fidèlement le numéro de catalogue du fabricant. Chacun des dix
talons, de différente hauteur, est photographié dans un éclairage,
une distance et un angle de vue rigoureusement identiques, constants. La sculpture,
dans ce qu'elle a produit de plus neuf, s'est volontiers frottée à la
photographie, comme on l'a vu notamment en Angleterre (avec Boyd Webb, Richard
Long, Hamish Fulton). Tosani photographe interroge à l'inverse, dans
son oeuvre sur papier, la question du socle et l'art monumental. La hauteur
réelle des talons conditionne les proportions du tirage. Soit rupture,
soit harmonie de croissance, chaque cliché, dans son vertige, entrera
dans une composition de deux ou cinq images, ou d'un arrangement en triptyque.
Abbaye, 1984
La perspective en pierre blanche de l'Abbaye romane est l'écran sur
fond duquel évolue le ballet impeccable des abeilles, superposées
en transparence sur une plaque de verre. En 1984, quand Patrick Tosani séjourne
aux Ateliers de Fontevraud, l'édifice est l'objet d'une des incessantes
rénovations qui traversent son histoire. Plus qu'en des parallèles
de sens, Tosani procède ici par analogies sensibles entre architecture
dans l'espace-temps et organisation communautaire. Abbaye de femmes gouvernée
par une mère supérieure, ruche fondée par une reine, construction
en ogives maîtresses fermées au sommet, le dispositif des abeilles,
placé entre l'objectif et la « vue » de Fontevraud, suggère
bien des paraboles. Comme il y va en architecture, l'entreprise d'une communauté religieuse
ou apicole exige, pour tenir, un ensemble de règles rigoureuses. Cette « Figure
imposée » évoque également les vols d'avions de
chasse des abeilles mortes au combat, une danse de guerre dans le ciel, sur
fond de promenade terrestre d'une paix intérieure.
Portraits, 1985
Les « Portraits » résultent de la projection d'une diapositive,
un visage « bougé », sur la page d'un livre en caractères
braille. Les pages d'un tel livre, destinées aux non-voyants, offrent
aux doigts un léger relief de papier. II y va du langage braille comme
du langage photographique : chaque code doit être déchiffré.
L'image photographique, prise dans la pellicule sensible du papier l'est, métaphoriquement,
comme l'étaient les petits sujets pris dans les «Glaçons».
Il ne s'agit pas d'une image apportée de surcroît au support qui
la reçoit. Support et image coïncident aussi bien que la page du
livre en braille est le portrait projeté et une certaine quantité de
lumière. Mouvement ou lumière, on ne sait ce qui s'est arrêté de
l'image : le portrait aurait mission d'émettre une pensée visuelle
de la photographie. Portrait, nom commun du motif tant prisé, à égalité,
par la peinture et la photographie. Tableau photographique ? « La
référence à la peinture n'est pas le problème »,
dit Tosani pour qui « le médium photographique est un élément
de l'ensemble "Art" qui comprend de la même façon la
peinture et la sculpture. »
(Mona Thomas)