Patrick Tosani
R.S.
"Patrick Tosani, les choses de la vie"
Libération, Paris, 12 Mars 1991
Cuillères, talons, ongles ou circuits imprimés,
Tosani série-photographie les objets. Un travail tout en surface au
Magasin de Grenoble.
Grenoble, envoyé spécial
Elles ont bien vécu. Les petits accidents de surface en témoignent:
stries, rayures, crevasses, autant de fines morsures du temps sur une peau
qui fut lisse. Elles ont été sucées et léchées;
des langues y ont cherché de petits résidus de sucre fondu et
des coulées de confiture. Elles ont tourné et tinté dans
les tasses, pénétré dans les pots, se sont nappées
de sirop. Les détergents, l'eau chaude, les grattoirs les ont jour après
jour agressées. Usagées, elles ne sont pas pour autant bonnes à jeter.
Il en faut beaucoup pour sonner le glas d'une petite cuillère en inox.
Chez elles, c'est presque toujours le manche qui cède en premier.
Ce n'est pas dans les poubelles que le photographe Patrick Tosani, né en
1954, est allé chercher ses modèles mais dans sa cuisine. Sa
série de Cuillères date de 1988. Huit agrandissements à l'échelle
humaine (182 x 120 cm) qui traduisent moins l'obsession du détail que
la recherche de nouvelles lignes picturales. De la même époque
datent ses Talons, série de huit agrandissements de talons
de chaussures droit sortis de la vitrine d'un cordonnier, et surtout ses Tambours,
série opportunément intitulée Géographie (162
x 162 cm). Erodés, cabossés, crevassés, luisants d'usure,
ils sont la mémoire grossie de tous les coups reçus, un territoire
supplicié qui semble résonner de la personnalité de ceux
qui l'ont façonné: francs cogneurs ou champions de la baguette
glissée. Usure charnelle du métal: comme pour les cuillères,
ce sont ces traces de l'intervention des hommes sur les objets qui frappent
et émeuvent.
« L'idée de "chose", comme on la trouve chez Francis
Ponge, est plus juste que celle d' "objet". J'espère
avoir pris moi aussi le "parti pris des choses" (...) Il y a dix
ans, j'ai d'ailleurs essayé de montrer un paysage urbain du point de
vue non plus d'un passant mais de ses chaussures. J'avais renouvelé l'expérience
avec un vase dans son intérieur, une chaise, etc. Je pourrais
dire que les objets sont un prétexte pour parler des choses »,
explique Tosani dans un entretien avec Jean-François Chevrier reproduit
dans le catalogue de l'exposition que le Centre national d'art contemporain
de Grenoble lui consacre.
Son itineraire photographique culmine dans une série d'Ongles (1990),
comme si la matière organique constituait le but ultime d'une recherche
délibérément vouée à l'étude de la
surface. « En dehors de sa fonction, en dehors de sa valeur de signe,
tout objet est peut-être aussi un chiffre, ou, mieux, une énigme. Il
n'y a pas de secret enfoui en lui. On peut donc se contenter de le reproduire.
L'énigme n'est pas un secret, elle n'est pas cachée, elle est évidente.
Il faut surtout regarder et, je dirais même, regarder la surface, ce
qui se passe à la surface. » Celle des ongles est édifiante.
Le grossissement (l20 x l20 cm) leur donne une déliquescence rosâtre,
pas agréable à l'oeil mais évocatrice des émotions
de leurs propriétaires. Tosani n'a volontairement retenu que des ongles
rongés, façonnés par le frottement de l'émail et
de la salive.
Avant d'en arriver aux doigts, Tosani a fait un détour par l'électronique.
Ses Circuits imprimés (1990) sont un réseau de lignes
et de points déchiffrables comme un labyrinthe. La logique géométrique
de l'entrelacs lui donne une lisibilité immédiate, invitation à un
voyage au pays de l'infiniment petit: chaque soudure, si l'on s'en approche,
pourrait bien renfermer un nouveau labyrinthe.
Pas comme les pièces monumentales de l'exposition: les Vues sont
des méga-agrandissements (350 x 400 cm environ) de mille-feuilles en
tirages argentés. Enormes concrétions métalliques indigestes,
amoncellement empoisonné, impénétrable.