Aids Riot

 

"Aids Riot"
Offshore, Monptellier, oct.-nov.-déc. 2003,p.14-15

Née de la nécessité de former des étudiants possédant déjà une solide connaissance aux métiers de l'art contemporain en expositions, l'École du Magasin de Grenoble affiche volontairement, depuis 1987, une ambition curatoriale conséquente, renouvelée chaque année.

L'université et les écoles d'art du 2nd et 3ème cycle ne pouvant apporter une telle formation - plus professionnelle qu'estudiantine -, cette école ouvre la voie aux «professionnels producteurs et accompagnateurs de projets, au plus près des préoccupations artistiques». L'énergie constante demandée aux futurs "curators" atteste de leur engagement dans l'évolution de l'art tel qu'il se pratique aujourd'hui. «Le commissaire ne peut ignorer les modifications, il doit les énoncer s'il veut être en phase avec les artistes et non pas décalé dans une attitude d'un autre temps; l'exposition [(...)] concentre l'espace et le mode de cette énonciation. Plus que l'actualité, c'est la contemporanéité qui nous occupe, c'est-à-dire la recherche et la prise en compte des paradigmes émergeant de la période que nous traversons ; les études critiques constituent la base méthodologique que nous avons choisie pour articuler le champ de l'art à d'autres champs théoriques, ce qui est une attitude contemporaine». La responsable des formations et du Service Culturel du Magasin, coordinatrice de l'École, Alice Vergara-Bastiand, insiste également sur le fait que les étudiants travaillent sur divers supports de diffusion, parmi lesquels le livre tient une place privilégiée pour ses qualités de circulation et d'enseignement. Sans doute est-ce pour cela que ce dernier a été retenu par cette session afin d'exposer de manière évidente et synthétique l'ensemble des actions menées par des collectifs.
La 12ème session de l'École du Magasin a donc choisi d'étudier collectivement la période la plus engagée et la plus prolifique en manifestations (de tous types), à New York, de quelques grands collectifs agissant contre la marginalisation et la minimisation de l'étendue de l'épidémie du Sida par les politiques et les médias.
Les déclarations, en 1987, de politiciens républicains alors au pouvoir aux Etats-Unis, énoncent clairement le refus de cerner le fléau par la mise en place de structures médicales, sociales, éducatives appropriées. Face à ce statisme étatique, de nombreuses réactions voient le jour visant à combattre ce climat d'oppression et de persécution, principalement à l'encontre des homosexuels. Act up, l'organisation la plus importante et la plus efficace, se révèle être également la plus provocatrice dans ses actions en s'attaquant directement aux symboles représentatifs du pouvoir. Let the Record show..., une installation élaborée par une délégation de cette organisation, est significative de l'engagement politique des artistes et mêle différents niveaux de lecture artistique et de communication pour dénoncer la réalité d'une maladie qui touche de nombreux citoyens. Appelant à la mobilisation, ces collectifs tels que General Idea, Group Material, Gran Fury s'imposent chacun à leur manière. C'est la présentation des textes des principaux protagonistes de cet épisode de l'histoire de l'art, de la société et de la politique que tente de mettre en perspective la dernière publication des curators de l'École du Magasin, AIDS RIOT - Collectifs d'artistes face au sida - NEW YORK, 1987 - 1994.
Au delà de la volonté de faire oeuvre, ces artistes et non-artistes (sociologues, éducateurs, etc.) tout aussi engagés, cherchent à étendre leur projet hors du milieu artistique. « La communauté est notre force ; l'art est notre arme; l'activisme est notre cause commune » 1. Ces nouvelles pratiques artistiques ouvrent alors la voie à une nouvelle esthétique. Afin de toucher un large public, ces derniers occupent autant la scène artistique (par des expositions où la vidéo, l'installation, la photographie etc., ont une place prépondérante) que médiatique grâce à la télévision, la radio, la diffusion de pamphlets, de fanzines, d'affiches, etc. Le décloisonnement auquel le public des années 80 assiste n'entend en rien ressembler au Bauhaus qui tentait de sortir de la hiérarchisation entre l'objet du quotidien et l'objet d'art. Celui-ci s'instituant sur la volonté de favoriser une large prise de conscience élabore diverses stratégies de monstration. Cette nouvelle contexture alliant une politique culturelle et artistique exploite le pouvoir de l'art à s'élargir, se moduler et se diffuser. La chronologie illustrée que propose l'ouvrage apprend comment ces collectifs empruntaient aux formules publicitaires et de propagande. Par l'emploi de divers signes visuels (médicaux, corporels, etc.) et langagiers (slogans, mots simples ayant une traduction facile, etc.), tout un vocabulaire spécifique d'un art activiste s'échafaude. «Ces problématiques de langage, de stratégies et de méthodes artistiques et activistes constituent le point nodal de notre investigation» 2.
S'annonçant comme une anthologie, AIDS RIOT - NEW YORK, 1987 - 1994 propose alors une recontextualisation d'écrits de l'époque traduits par les étudiants, augmentée d'entretiens inédits de M. Bronson (General Idea), Julie Ault (Group Material), Gregg Bordowitz (Testing the limits Collective and DIVA TV), Marlene Mc Carty et Donald Moffett (Gran Fury).
De nombreuses interrogations quant au rôle de l'art dans la société se réactualisent ainsi avec force, tout autant que le rapport de l'artiste avec le Pouvoir. En outre, la composition du livre - tant sur les textes et entretiens eux-mêmes que par leur mise en page - étend le questionnement sur l'engagement et la vision des professionnels de l'art contemporain face aux réalisations activistes. Ici, les curators de l'Ecole ont pris parti en choisissant, par exemple, d'utiliser la typographie "FUTURA" sur l'ensemble du livre - celle-là même qui fut largement employée, dans les années 80, pour les projets visuels activistes et par Act up -, comme des citations directes aux collectifs.
Dans la continuité de cette réflexion concernant le rôle des structures culturelles, quelques précisions sur ce travail curatorial et sa direction ont été apportées par l'une des étudiants de l'École, Flora Loyau, issue de l'université Paul Valéry de Montpellier.
Nous avons donc choisi cette typo pour les mêmes raisons que nous avons choisi ce titre ou les textes : ils étaient des citations directes des collectifs. Nous ne nous sommes en effet pas placés en historiens (nous ne voulions pas faire une analyse à posteriori) mais nous avons plutôt cherché à reconstituer un contexte, en fournissant, dans la mesure du possible, des pièces de première main. Tout en étant conscients de participer à l'écriture d'une histoire, nous avons essayé d'aborder le projet sous un jour curatorial, et puisque de tels travaux sont difficilement exposables hors contexte, nous avons opté pour une édition qui cite plus que ce qu'elle montre, qui donne les clefs, éclaire sur les stratégies et les méthodologies.
Publier ce travail, est-ce faire oeuvre ? Être dans la continuité des artistes répertoriés ?
Non, à vrai dire, ce n'était pas notre but et je suis tentée de répondre par une pirouette en citant Nina Felshin : à la question « But Is It Art? » (Question qui est aussi le titre de son anthologie sur l'activisme culturel - éditions Bay Press, 1995) elle répond : « But Does It Matters? »
Quel est votre regard sur certaines oeuvres commémoratives de certains artistes comme le projet de Fabrice Hybert pour la Villette?
Au fil de nos recherches, nous avons croisé beaucoup de projets commémoratifs - le projet du ruban rouge, initié par l'association Visual AIDS, le Names Project AIDS Memorial Quilt, etc. - ainsi que des oeuvres à caractère commémoratif, dont les plus célèbres sont les peintures de Ross Bleckner. Nous nous sommes interrogés sur la place de ces oeuvres dans le combat contre le Sida pour nous ranger à l'avis de Douglas Crimp, et de certains des collectifs étudiés : loin d'être illégitimes, ces travaux ont le mérite de rendre le Sida et ses victimes visibles et de lutter contre l'oubli et l'indifférence. Cependant, la commémoration ne constitue en aucun cas une réponse politique ou même une forme d'activisme, elle est même parfois une solution confortable pour les politiques en place qui ne peuvent plus ignorer le Sida mais ne proposent pas pour autant de réponse adéquate. Les oeuvres commémoratives ont un statut de symbole mais n'ont pas ou peu de potentiel actif, de valeur d'usage. Il est sans doute illusoire de lutter - dans un combat aussi concret qu'est le Sida avec des symboles pour seules armes... Je n'affirme pas ici que, ces réponses sont mauvaises ou inappropriées, mais elles sont, en tous cas, insuffisantes. Gran Fury est très clair sur ce point : « Notre culture est dominée par des mots et des images conçus avec une habileté démoniaque. Investis d'une autorité redoutable, ces mots et ces images ont le pouvoir de façonner les réactions du corps social. Rappelons à ce propos que les images les plus durables de la crise du Sida ne concernent pas l'activisme. Ce sont des images de pieux souvenirs et de consolation : quilts, rubans et anges. Ce sont les symboles et les symptômes de notre acceptation du Sida, de notre résignation à la mort. L'acceptation et la résignation constituent peut-être une réponse appropriée à la tragédie du Sida - mais non une réponse politique ». ("Bonne Chance... Vous allez nous manquer, Gran Fury", AIDS RIOT, p.143)
Nous avons donc choisi, dans AIDS RIOT, de nous concentrer sur les réponses que nous considérions comme politiques et activistes. Il s'agissait pour nous de montrer comment l'art peut sortir d'une sphère symbolique pour devenir
efficace, agissant socialement. Je n'ai malheureusement pas vu l'Artère de Fabrice Hybert à la Villette ni l'exposition préparatoire à Sérignan. Après quelques lectures sur le sujet, je ne peux que formuler quelques réserves sur l'origine de ce besoin de symboles, et quelques craintes : s'il est vrai qu'il est nécessaire aujourd'hui d'écrire l'histoire de la lutte contre le Sida, cette écriture est on ne peut plus délicate puisqu'elle doit prendre en compte toutes les voix conflictuelles qui s'y sont exprimées. Quelles sont les sources de cette histoire du Sida que retrace l'installation ? Quelle position revendique l'artiste dans cette commande ?
S'approcher d'artistes militants vous amène-t-il à penser que, dans votre futur rôle d'acteur opérant de l'art contemporain, un engagement ne serait pas suffisant mais qu'un militantisme, voire un activisme, s'imposerait?
En s'intéressant aux artistes activistes des années 80, et en constatant la quasi absence d'équivalent aujourd'hui, on en vient bien sûr à la question de la capacité de nos structures culturelles à soutenir de telles démarches. Je me suis interrogée sur la fonction que peut avoir un acteur (futur) de la scène culturelle sur ce point et c'est évidemment une problématique qui est abordée de manière récurrente dans le programme de l'École.
Comme je l'ai évoqué plus haut dans le cas des oeuvres commémoratives, il me semble que le potentiel symbolique d'un travail ne peut suffire. C'est pourtant sur ce plan symbolique que joue le monde de l'art : les structures culturelles revendiquent pour beaucoup un statut de laboratoire, de lieu d'expérimentation, mais le passage à une efficacité réelle est rarement effectué. C'est pourtant ce passage qui permettrait de combiner valeur symbolique et valeur d'usage, comme c'est le cas chez Gran Fury, Gregg Bordowitz, Group Material, etc. En tant qu'actrice culturelle, il me semble qu'il est nécessaire d'accepter ce passage, voire de le forcer, en légitimant certaines pratiques activistes, quitte à ne devenir que l'outil servant à une cause. La conscience trop aiguë de la frontière entre ce qui est art et ce qui ne l'est pas doit être remise en question perpétuellement.
Donc, je ne pense pas que devenir activiste s'impose a priori mais je pense que le monde de l'art doit s'ouvrir davantage à de telles pratiques et que c'est un des enjeux de notre futur rôle d'acteur culturel et d'instance de légitimation.


1 j Avgikos, "Group Material. Activism as a work of Art', N. Feishin, Aids Riot, p.12
2 La 12ème session de l'École du Magasin, Aids Riot, p.11