Aimer, travailler, exister: propositions communautaires dans l'après-l968

 

"Vivre ensemble au vingtième siècle"
Le Courrier, Genève, 14 août 2004, p. 17

COMMUNAUTÉS - Virtuelles et politiques aujourd'hui, les communautés en chair et en os ont proliféré dans les années soixante, reflet d'une utopie immédiatement réalisable. Au Mamco jusqu'au 12 septembre, des objets témoignent de ces expériences en marge des combats d'après-68. Explications du commissaire d'exposition, Yves Aupetitallot.

 
Amoureux des utopies, le Mamco? C'est en tout cas l'image estivale qu'il continue de donner. Après les utopies architecturales italiennes l'an dernier (lire Le Courrier du 24 juillet dernier), le Musée d'art moderne et contemporain de Genève (Mamco) montre des objets issus d'expériences communautaires. Conçue par le Magasin de Grenoble (Centre National d'Art Contemporain de Grenoble), l'exposition «Aimer, travailler, exister: propositions communautaires dans l'après-1968» rassemble une soixantaine d'oeuvres et de documents témoignant de l'engagement des artistes dans des expériences collectives de vie et de travail.

PIÈCES VIVANTES
Virtuelles et politiques aujourd'hui, les communautés de chair et d'os ont proliféré dans les années soixante, comme le désir d'une utopie immédiatement réalisable. Déçus par le long combat pour une société meilleure, les artistes et militants ont trouvé refuge dans des micro-sociétés, où ils pouvaient mettre en pratique les valeurs qu'ils partageaient.
Ainsi Judy Chicago, une artiste, minimale dans les années soixante, se lance dès 1974 dans un projet monumental: une table de banquet triangulaire sur laquelle sont dressés trente-neuf couverts, chacun dédié à une femme de l'histoire. Au sol sont inscrits 999 autres noms d'«invitées». Fabriquée par les femmes d'une communauté et selon des pratiques artistiques traditionnellement féminines (broderie, couture, céramique), The Dinner Party relégitime un art plutôt folklorique dénigré jusque-là et pourtant maîtrisé par le plus grand nombre. Cette exigence de solidarité est présente dans toutes les oeuvres exposées au Mamco, notamment dans celles, probablement plus distanciées, de James Lee Byars, Nicola L. et Lygia Pape. Elaborant des vêtements collectifs, ils font appel à la participation du public et créent ainsi des communautés temporaires, le temps d'une exposition.
Les notions de partage et de collaboration, exprimées avec sincérité par les artistes d'après-68, voilà qui a fasciné Yves Aupetitallot, commissaire d'«Aimer, travavailler, exister...». Visite guidée par ce directeur du Musée des Beaux Arts de Lausanne et du Magasin de Grenoble.

Le Courrier: Comment est né le projet d'exposition?
Yves Aupetitallot: L'impulsion est venue de Christian Bernard (directeur du Mamco, ndlr). Il souhaitait une exposition sur la relation entre art et politique. Nous avons pensé montrer des artistes de la fin des années soixante peu exposés: ceux justement qui, se défiant du politique, vivaient des expériences communautaires.

Comment s'est fait le choix des oeuvres?
– Nous avons d'abord sélectionné des artistes actifs dans les années 68-75. Ensuite, nous avons pris ce qu'il restait de leur travail. Il ne subsiste en effet que peu de traces des expériences menées durant ces années. Les artistes y pratiquaient plutôt des formes éphémères. Il a donc été difficile de trouver ces pièces, pour la plupart de petits objets, des photos, des films.

Vous n'exposez pas de traces de communautés basées sur la libéralisation des pratiques sexuelles. Pourquoi?
– Si nous les avions trouvées, nous les aurions exposées. Mais, généralement, la question de la liberté sexuelle est moins présente dans les pratiques artistiques communautaires. Les artistes avaient probablement dépassé cette problématique pour se concentrer notamment sur la question de genre.
En témoigne l'oeuvre de Judy Chicago.

Quel était le rapport des artistes “communautaires” à l'engagement politique?
– Un certain nombre d'entre eux s'est engagé dans la politique dite classique, dans des partis de gauche. Mais la déception les a poussés vers des formes plus immédiates, suivant le slogan «pour changer la politique, il faut changer la vie». Les expériences communautaires n'en sont pas pour autant déconnectées de la réalité politique. Les artistes ont été perméables à toutes les changements qui ont eu lieu en Occident.

Que sont devenues les communautés dans lesquelles ont travaillé Judy Chicago et Lygia Clark?

– L'expérience communautaire menée par Judy Chicago a été un échec. Pas au regard de l'oeuvre qui a été réalisée, mais à celui d'une utopie égalitaire. L'artiste a en effet dirigé les travaux des femmes qui ont réalisé l'oeuvre selon son projet initial. Après la réalisation du Dinner Party, ces femmes ont repris leur liberté, si l'on peut dire. Les participants aux séances de Lygia Clark, quant à eux, ont cessé d'exister comme communauté. Certains sont devenus psychanalystes, comme elle.

Que signifie l'oeuvre de James Lee Byars, dont le rapport à la notion de communauté semble plus distancié?
– Cet Américain du Sud des Etats-Unis a conçu une pièce très symbolique. Constituée d'un tissu rouge en forme d'avion, elle permet aux visiteurs de passer leur tête dans des découpes et de se déplacer dans la galerie, puis dans la ville. Les participants sont la partie vivante de l'oeuvre. Byars est un artiste fasciné par les utopies, il est l'un des premiers à s'intéresser aux utopies technologiques, surtout celles relevant des sciences et de la communication.

Votre exposition est très scénographiée. On pense notamment à la mise en espace de Moon Landing Breakfast.
– Il ne reste qu'une photo de cet événement, je l'avais déjà montrée il y a dix ans. Au Mamco, j'avais envie de donner de l'importance à un moment symptomatique du milieu artistique. Dans une petite galerie d'Anvers un très jeune directeur convoque un groupe d'artistes contemporains pour regarder et discuter d'un événement impensable: le premier homme marchant sur la lune. Aujourd'hui, Kasper König, l'initiateur du Moon Landing Breakfast dirige le Musée Ludwig à Cologne.

Les artistes d'aujourd'hui s'engagent-ils encore dans des communautés?
– Généralement, non, pas dans des communautés telles qu'elles étaient pensées à l'époque. Aujourd'hui, les artistes sont peut-être moins naïfs, l'économique a pris plus de poids tant dans la pratique artistique que dans la pratique communautaire. Et puis, les artistes sont moins joyeux, du coup, les utopies semblent plus difficiles à réaliser. Nous vivons une époque conservatrice, frileuse. Quel artiste contemporain de renom se costumerait en clown ou en cul-de-jatte, comme Beuys et Boltanski pour le film Salto Arte?

L'exposition exprime-t-elle un regret, une nostalgie?

– Pas un regret, j'étais en culottes courtes à cette époque. Mais j'avais envie de montrer la générosité et la foi d'une génération qui a vu la fin de la guerre du Vietnam et entraîné la démission du président des Etats-Unis. Je voulais une exposition gaie, et pourtant critique. Les dirigeants d'aujourd'hui avaient vingt ans en 1968.

Laboratoires sociaux
«Alors que le phénomène, au cours des siècles précédents, se limitait à des sociétés closes et isolées, surtout aux Etats-Unis, les communautés, au XXe siècle, se multiplient dans de nombreux pays sur tous les continents, à une échelle beaucoup plus grande, laissant leur marque sur des pans entiers de la population.» Dans «Mouvements communautaires au XXe siècle»1, un court article très documenté, Yaacov Oved, chercheur et membre d'un kibboutz, livre en quelques pages l'histoire des modèles qui ont poussé à la création de multiples communautés. Brève synthèse.
D'une richesse stupéfiante, le début du vingtième siècle aura connu la réalisation concrète de nombreuses aspirations réputées utopiques. Religieuses aux USA et en Allemagne, libertaires et anarchistes en Russie, coopératives et laïques dans l'ancienne Palestine, certaines communautés ont également supprimé la monnaie en Espagne, et collectivisé les terres et les biens au Mexique. Mais ses tentatives se sont vues soit réprimées par des gouvernements qui encourageaient la propriété privée, soit déstabilisées par la Deuxième Guerre mondiale.
Les années trente voient peu à peu le nombre de communautés se réduire, un mouvement que les années soixante renversent radicalement. Choquée par les assassinats politiques et la guerre du Vietnam, la jeunesse dorée des USA se rebelle et s'organise en groupes orientés sur la pratique d'une société différente. Ces derniers, bien qu'innombrables, n'ont survécu que quelques années. Si Yaacov Oved explique cet «échec» par l'absence d'un socle idéologique solide au sein des communautés hippies, il remarque en revanche la forte impression que le mouvement a laissé sur la société en matière de fantasmes et d'organisation sociale. Poursuivant son parcours historique, Yaacov Oved note également que, malgré l'ère du «reaganisme» et du «thatcherisme», les communautés ont continué de se créer jusque dans les années nonante, durant lesquelles le modèle coopératif revient en force.
Dans une conclusion peut-être un peu trop dialectique, l'auteur revient sur le grand reproche fait aux communautés, pour le réfuter aussitôt: «D'un côté, on doit bien reconnaître que, par leur petit nombre et leur isolement, les communautés limitent la contribution sociale qu'elles pourraient apporter à la société en général. A leur crédit, il faut cependant admettre que l'expérience communautaire, les modes de vie adoptés concrètement par leurs membres, ont constitué et constituent encore autant de laboratoires sociaux où est testée, dans la réalité, la capacité des êtres humains à vivre en coopérant volontairement à l'intérieur de groupes dans lesquels on a supprimé la propriété privée.»
Note : Yaacov Oved, «Mouvements communautaires au XXe siècle», dans Utopie, la quête de la société idéale en Occident, dirigé par Lyman Tower Sargent et Roland Schaer, BNF, Fayard, 2000.

Sandra VINCIGUERRA