Art Contemporain et Patrimoines en Gresivaudan

 
«Regards impertinents sur le Grésivaudan»
Les Affiches de Grenoble, Grenoble, 9 août 2002, p. 86-87

Quand les lieux d'hier accueillent les oeuvres d'aujourd'hui… À l'initiative du Magasin, deux sites chargés d'histoire (Fort Barraux et l'ancien casino d'Allevard) sont investis jusqu'à fin août par cinq artistes contemporains. L'occasion d'une escapade ludique entre Belledonne et Chartreuse, dans la vallée du Grésivaudan.

Pour qui ne connaît point encore Allevard, le dépaysement est garanti. Enserrée dans un paysage arboré à la profusion presque oppressante, la cité thermale revêt une allure singulière de décor de cinéma. Kiosque à musique, devantures en bois, décors début de siècle (mais le siècle précédent) : Allevard a beaucoup de charme - le charme du temps suspendu. Avec ses vastes plafonniers, ses mascarons et ses festons, l'ancien casino des thermes conserve la mémoire de sa splendeur passée. Avant d'accueillir à partir de 2004 le nouveau musée du pays d'Allevard, cette presque ruine promise à la réhabilitation abrite l'exposition de deux photographes, invités à transcrire leur vision de la station thermale. Résultat convaincant.

Sur Allevard où elle séjourna hors saison, Laetitia BENAT a porté un regard fait de mystère, de silence et de vacuité. Le romanesque sous-jacent du lieu l'a fascinée. Solidement construites, vidées de toute présence humaine, ses photos (qui allient qualités plastiques et force de suggestion) invitent à faire la moitié du chemin. Elles nous offrent le cadre, à nous d'imaginer l'histoire qui va avec. Laetitia BENAT aime les prises de vue symétriques. C'est, dans sa chambre d'hôtel, le lit flanqué de ses tables de nuit ; c'est la plongée sur l'entrée de l'hôtel, photographiée depuis l'étage, avec le demi-cercle de sa marquise renvoyant au demi-cercle de la balustrade en pierre, souligné par les fauteuils de jardin ; c'est encore - superbe image frontale - la façade incurvée de ce bâtiment en friches, avec sa série de verrières verticales et les mauvaises herbes qui la serrent.

À ces clichés faussement désincarnés, Guillaume JANOT a préféré la rencontre avec les habitants, comme ce vieux monsieur se battant avec son parapluie et ce bûcheron brandissant sa tronçonneuse. Lorsqu'il ne photographie pas les gens, c'est encore à leur présence sous-entendue qu'il fait allusion, avec ces bouquets de fleurs artificielles ou ce paysage alpestre traversé de câbles aériens. C'est dire que Guillaume JANOT cultive le désir d'aller vers l'autre, quand Laetitia BENAT s'en tient à une solitude assumée. Le premier a travaillé sur la proximité, alors que la seconde a opté pour la distance. Mais tous deux s'accordent sur les vertus de la lumière propres à la cité thermale : douce, perlée, mouillée, jamais triomphante.

Quittant les contreforts de Belledonne, cette exposition nous entraîne alors vers ceux de la Chartreuse, à la rencontre de Fort Barraux. Saluons ici l'heureuse initiative du Magasin (Centre national d'art contemporain de Grenoble), qui, par cette opération estivale, nous incite à la fois à parcourir un pays, à nous familiariser avec ses sites patrimoniaux et à découvrir l'oeuvre de créateurs inspirés par l'atmosphère des lieux. Contre toute attente, les trois artistes présents à Fort Barraux semblent avoir été peu marqués par l'histoire de ce bastion du XVIe siècle, douloureusement connu pour ses fonctions, durant la Seconde Guerre mondiale, de camp d'internement politique et de «centre de tri» des juifs étrangers. C'est plutôt sur le site lui-même, son architecture, son environnement et son inscription dans le paysage, qu'ils ont fait porter leur attention.
Du reste, Bruno TANAND se déclare volontiers «paysagiste», comme on le disait du temps où l'on divisait la peinture en catégories. Son propos consiste à désigner des points de vue, qu'il nous donne à considérer. À l'avant d'une rangée de meurtrières, il dispose des chaises longues, pliant notre corps à l'attitude souhaitée pour contempler ce qui, dans son esprit, mérite de l'être. Il installe aussi des chaises de jardin face au panorama, ou place un cadre vide devant un morceau de nature, afin de cerner le paysage et de le qualifier comme tel. Ce sont là tableaux virtuels.

En revanche, Christophe GONNET intervient bel et bien, lui, sur l'environnement, Il invente un jardin mobile - usant de cent brouettes vertes à roue orange, reconverties en jardinières -, qu'il déplace au gré de son humeur, imaginant des dispositions un peu semblables à celles des plans de batailles. Sur la plate-forme de l'une des «lunettes» du fort, il arrange une mosaïque horizontale de 230 plaques d'acier, livrées à la corrosion et à la végétation; ce quadrillage, véritable scansion géométrique de l'espace, n'est pas sans faire songer (allusion peut-être au passé du bastion) à un cimetière militaire à l'abandon.

C'est l'abandon, précisément, qui sollicite Christophe MORIN. Constatant l'état du bâti de Fort Barraux, lequel resta longtemps sans grand entretien, l'artiste a construit une structure de bois adossée aux fortifications - sorte d'étai, mais vraisemblablement trop fragile pour étayer quoi que ce soit. Contrefort provisoire, échafaudage de chantier : cette installation évoque tout cela, mais séduit aussi par sa rigueur graphique, avec la ligne claire des poutres de bois se détachant sur la surface sombre de l'édifice.

C'est dire que, de retour de cette piquante excursion en Grésivaudan, le visiteur examinera désormais d'un autre oeil les monuments historiques, et d'un regard plus aiguisé l'art contemporain. Mission accomplie, donc.

Jean-Louis Roux