Anish Kapoor


 

Caroline Smulders
"Anish Kapoor, vers la dématérialisation de l'objet"
Art Press, Paris, Novembre 1990, N° 152, Pages 17 à 21

D'origine hindoue, Anish Kapoor récuse toute appartenance unilatérale à une culture. Dans cet entretien, il évoque les cheminements de son oeuvre entre ces divers apports artistiques et culturels, ainsi que son engagement dans la conscience de son époque.
A 36 ans, Anish Kapoor a déjà exposé à deux reprises à la biennale de Venise. Actuellement, la Tate gallery, à Londres, consacre une grande exposition à ses dessins, le Centre d'art contemporain de Grenoble (Le magasin) expose, jusqu'au 20 janvier 1991, des sculptures récentes et le Centre Reina Sofia, à Madrid, prépare une grande exposition pour le début de l'année 91.


Dans votre biographie on ne mentionne souvent de vos origines que votre naissance à Bombay, en 1954, et un retour en Inde en 1979, mais je n'ai jamais rien lu ni de votre enfance ni de votre jeunesse passées là-bas.

Devons-nous vraiment parler de cela ? Bien sûr être Indien c'est très important pour moi, mais, depuis dix ans, on a trop souvent voulu voir dans mon travail seulement son originalité « exotique » ; c'est la restreindre à une perspective trop étroite.

Mais ces origines sont à considérer car elles occupent une part intrinsèque dans votre oeuvre...

Les sources d'inspiration pour l'artiste d'aujourd'hui se situent à l'échelle mondiale. De nombreux artistes occidentaux ont pu se faire un chemin dans la pensée, l'esthétique, la philosophie ou la religion orientales, mais l'inverse n'a jamais vraiment eu lieu : sauf à la fin du 19e ou au début du 20e siècle où des écrivains et des poètes comme Tagore, qui est un grand poète, ont eu une forte résonance en Occident. Aujourd'hui, il n'est plus possible de réduire les individus à leur origine géographique.

Vous semblez très attaché au biomorphisme qui émane de la religion hindoue. Le culte de Shiva a donné des symboles abstraits comme les yoni lingam qui sont composés d'une très simple colonne fixée à une cuvette. Il ne semble pas qu 'il y ait des formes aussi abstraites dans les religions occidentales. La sculpture shivaïque occupe souvent tout l'espace du temple ouvert sur ses quatre côtés. Le fidèle se trouve confronté à une sorte d'attraction-répulsion lorsqu'il ne peut pénétrer à l'intérieur du temple et approcher l'objet de son adoration. Vos pièces pigmentées produisent un effet semblable.

J'ai vécu en Inde jusqu'à l'âge de dix-sept ans, c'est incontestablement une donnée décisive de mon expérience visuelle et psychologique. L'idée de cette forme processionnelle qui se concentre sur une figure centrale - même si celle-ci est abstraite - est assez commune dans l'art indien. C'est l'opposition binaire qui m'intéresse ici : ce qui est à la fois conjugué et opposé, mâle-femelle, terre-ciel, feu-eau...
Ces formes font fondamentalement partie de la vision indienne du monde. Elles agissent aussi sur mes options esthétiques. Je m'intéresse depuis longtemps à Jung, lequel déclare que ces oppositions binaires sont les éléments fondamentaux de la condition humaine. Saisir le vide dans la matière est une façon de créer le drame, de placer la scène dans un langage physiquement, psychologiquement clair, au sens où toute forme est soit concave, soit convexe.
Les matériaux utilisés dans l'art indien peuvent être périssables comme le pain, le riz, la terre crue, ou durables comme la pierre et les métaux précieux. Vous cachiez souvent le matériau sous une couche épaisse de pigments de couleur, de telle sorte qu'il ne fût pas identifiable. Aujourd'hui vous utilisez d'énormes blocs de pierre de taille.
En effet, les premières pièces poudrées étaient rouges et blanches. Cette idée d'opposition binaire est également à l'oeuvre, aujourd'hui, dans le dialogue de la pierre avec son vide central. Les premières oeuvres comme As if to celebrate avaient peut-être une connotation plus sexuelle. Dans ce dialogue, je pense également à Duchamp : Le grand verre établit un drame sexuel dans des termes alchimiques. C'est différent avec Etant donné..., sa dernière grande oeuvre. Derrière la porte fermée se trouve la femme nue tenant la lampe, le spectateur qui regarde par le trou de la porte occupant la place des célibataires de la partie supérieure du Grand Verre. La tension sexuelle s'établit entre l'oeuvre et celui qui la regarde. Mes nouvelles sculptures, « Void field », s'engagent dans cette sorte de drame. C'est là un changement essentiel.

Auparavant - dans vos oeuvres du début des années quatre-vingt - le matériau était complètement caché, aujourd'hui c'est la couleur que vous paraissez dissimuler au sein des blocs de pierre. Le spectateur s'engage différemment puisqu'il n'a plus à se tenir à la distance que sollicitaient vos fragiles pièces pigmentées.

La tension engendrée par les pièces pigmentées n'est pas du même ordre. Elles évoquaient l'intériorité, s'organisaient par groupes et semblaient indiquer un lieu séparé, un point de conjonction. Au bout de quelques années, ce lieu s'est déporté vers l'intérieur même de l'objet. En conséquence, la notion de couleur s'est modifiée, la couleur de la nuit s'est substituée à celle du jour. L'image platonicienne classique est celle de l'homme émergeant de la caverne, de l'ombre vers la lumière. J'ai expérimenté l'inverse, j'ignore où cela me mènera.

La vérité plus que la beauté

Klein considérait que le bleu était une manière de réfléchir sa sensibilité cosmique : Picasso, quant à lui, disait que bien souvent, ne trouvant pas le bleu qu'il voulait utiliser, il le remplaçait par du rouge. S'il ne savait pas quelle couleur prendre, il choisissait le noir. Mais la couleur l'intéressait moins, pensait-il, que la gravité, pour ne pas dire la densité. Quel est votre sentiment sur la couleur ?


Je suis complètement d'accord avec Picasso sur la gravité, bien qu'il aille un peu vite. On ne recherche plus la beauté, elle vient d'elle-même et, plus que la beauté, on recherche aujourd'hui la vérité. L'une des choses qui n'a pas changé dans mon travail est l'idée de « l'objet non construit ». En saupoudrant un objet de pigments, vous retirez tout moyen de voir comment cet objet est fabriqué. Il est là, permanent, comme s'il émergeait naturellement du sol. Rechercher cette vérité toujours présente est mon objectif. Il en va de même dans les oeuvres en pierre où le processus de fabrication est beaucoup plus visible.

Vous avez souvent écrit que la créativité était totalement reliée à la part féminine qu'il y a en vous. Pourriez-vous être plus précis ?

L'objet transformé exprime l'idée de l'origine de la créativité. J'essaie d'identifier la recherche de mon origine à celle de la féminité qu'il y a en moi. On trouve des parallèles dans la peinture expressionniste abstraite, lorsque Barnett Newman, Rothko ou Jackson Pollock peignent des oeuvres ayant pour titre Day one, The deep, (celle-ci étant l'une des dernières grandes oeuvres de Pollock).

Parmi les artistes qui font des objets - Richard Deacon et Tony Cragg principalement - il y a des similarités de formes avec vos oeuvres, alors qu'aucun d'entre vous n'a le même parcours, ni ne semble avoir les mêmes idéaux.
Comment expliquez-vous cela ?


J'ai là-dessus ma propre théorie. Il y a deux sujets fondamentaux pour le sculpteur : la terre et le corps. Tous deux sont des réceptacles, contenants. Si quelque chose doit rassembler ce que vous appelez ma génération de sculpteurs, c'est cet engagement en faveur du « réceptacle » qui nous fait aboutir à des conclusions similaires.

L'utilisation du pigment était-elle une façon de commencer la sculpture par l'essence même de la peinture, une manière d'échapper au travail direct dans l'espace ?

Je dois, en un sens, être un peintre qui fait de la sculpture. L'espace bi-dimensionnel est celui de l'esprit, l'espace tri-dimensionnel, celui corps. Je me sens engagé dans un dialogue entre les deux.

Créer des sculptures pigmentées et leur donner une existence éphémère relevait-il également d'un processus rituel ?

Il y a des précédents historiques et artistiques comme Smithson ou Long. Pour ce qui est du rituel, j'ai voulu éviter, dans ces pièces pigmentées, toute trace de main et de fabrication. Toute information en rapport avec le processus de fabrication ne me semble pas nécessaire. C'est un détail inutile dans un monde où, précisément, ces traces sont omniprésentes.

En 1986, vient une oeuvre qui me paraît isolée,
Dark, composée de quatre parties dont une, dominante, est très géométrique, et qui m'apparaît comme une ouverture sans espoir, une fenêtre ouverte sur un horizon nocturne sans perspective...

Effectivement, c'était un moment très difficile de ma vie. Cette oeuvre est le moment où intériorité et extériorité sont sur le point de s'intervertir. Ensuite, j'ai concentré ma recherche sur l'intériorité.

Parlons un peu de vos pièces récentes, « Void field », dont la monumentalité est une nouveauté dans votre travail.

J'ai voulu présenter « Void field » comme l'opposé de ce qu'elles apparaissent au premier abord, j'ai voulu transformer la masse en légèreté et alléger à l'extrême leur aspect massif. Ce sont des vides ou des ciels contenus à l'intérieur du sol, dans la terre. Quand je les ai exposées pour la première fois à la Lisson gallery, (à Londres), je les ai montrées avec Angel, en ardoise peinte. Cette oeuvre représentait le ciel à l'extérieur et la terre au dedans. Un fragment de terre peut-il engendrer une partie de ciel ? Telles sont mes préoccupations actuelles. « Void » informe sur la crainte, sur l'origine, sur le commencement potentiel, sur la fin, ces deux dernières notions étant très proches l'une de l'autre.

Vous avez donné pour titre Adam à l'une de vos oeuvres en pierre dont le dos est strié comme pour indiquer les différentes couches géologiques qui forment notre terre, et dont la face est creusée d'une fenêtre donnant sur un espace noir. Qu 'évoque pour vous Adam dans cette oeuvre ?

Donner un titre aux oeuvres a toujours été très important car cela permet d'en resserrer l'interprétation. Quand je fabriquais Adam, je n'avais pas encore en tête de lui attribuer quelque symbole anthropomorphique. Lorsque je reçus ce bloc de pierre, j'eus l'impression qu'il était trop grand d'un côté; je l'ai donc fait découper pour l'alléger, ce qui explique les stries parallèles au dos que j'ai souhaité laisser apparentes. Ensuite, la pierre fut creusée et peinte. Le fait de la dresser verticalement lui donna d'emblée la caractéristique verticale de la figure humaine. Enfin, l'idée biblique s'imposa parce que j'essayais, en y travaillant, de matérialiser et de dématérialiser ce bloc de pierre. Je voulais relier l'idée de conscience intangible à celle du réel. La façon dont a été conçue l'oeuvre m'a paru coïncider avec cette évocation d'Adam.

Le non-objet comme engagement dans la condition humaine

Quant à cette sculpture,
Body, que vous avez représentée sous forme d'une montagne, quelle est pour vous le lien entre corps et montagne ?

A cette époque, je travaillais la cire. Ce matériau m'intéressait beaucoup pour sa chaleur, sa luminosité et son aspect translucide comme la chair. Body faisait partie d'une série d'objets conçus dans l'esprit de mes oeuvres antérieures. Je n'arrivais pas à trouver l'issue de cette sculpture-là. Alors, je l'ai laissée dans l'atelier pendant longtemps. Ce qui me semblait astreignant, c'était l'image centrale de la montagne, image que j'ai souvent utilisée. Un jour, en rentrant chez moi, me vint à l'esprit que les actes essentiels, sacrés, réalisés par des êtres humains l'avaient été sur les montagnes, qu'il s'agisse de Moïse, Abraham, Mahomet ou Shiva. A ce moment, l'oeuvre fut éclairée, réalisée; je m'étais torturé en vain. Je vous parle du cheminement de la création de cette sculpture d'une manière directe, car rien n'est vraiment préconçu; les oeuvres s'élaborent au travers de tels enchaînements de pensées.
J'aimerais évoquer maintenant une lettre de Barry Flanagan, à Anthony Caro dans laquelle il écrit : « Le rejet a été pour moi une motivation... ; la seule chose utile qu'un sculpteur puisse faire en tant que penseur tridimensionnel, et par là-même, on l'espère, penseur responsable, est-elle de s'affirmer doublement dans la négation ? L'effort dans cette direction progresse actuellement et rend possible une nouvelle orientation générale. Je pourrais prétendre être sculpteur et faire tout autre chose que de la sculpture. Voilà mon dilemme ».

Vivez-vous aujourd'hui le même dilemme ?

Lorsque Flanagan parle de rejet, s'il s'agit de rejeter Anthony Caro, je n'hésite pas ! Pour le reste les temps ont tellement changé... Notre compréhension de l'avant-garde est tout autre.
Nous n'avons plus de préjugés sur ce qu'est ou n'est pas une sculpture. Mon « dilemme » se situe plutôt dans la tentative de réaliser ce qui, fondamentalement, semble irréalisable : en bref, la dématérialisation d'un objet.

Il y eut le temps des « Attitudes devenant forme ». Les formes deviennent objets. A votre avis, y a-t-il une attitude aujourd'hui qui tente de donner à l'objet un autre devenir ?

Le monde qui nous entoure est complètement matérialiste. L'objet d'art a pris beaucoup de valeur, tout au moins financière. On a besoin de faire de l'art difficile ; difficile à posséder, à déplacer... L'art puise son essence dans notre culture matérialiste. Les oeuvres qui ont pour sujet cette culture auront, à mon sens, une très courte existence. J'éprouve le besoin de m'engager dans la condition humaine, à un niveau plus profond. Mon engagement s'oriente vers le non-objet. Cela fut déjà dans l'histoire de l'art une issue possible qui doit le redevenir.

Dès 1980, vous avez participé à des expositions de groupe à la Lisson gallery, avec Bill Woodrow et Tony Cragg. Pourtant vous semblez très éloigné de leur aisance à baser l'humour sur l'ambiguïté du sujet. De même que dans la peinture allemande ou dans la trans-avant-garde italienne, des traits spécifiques communs ont émergé dans la sculpture anglaise. Comment vous y situez-vous ?

L'humour n'est pas un engagement auquel je tiens à adhérer. Pour en revenir à Marcel Duchamp, celui de l'objet trouvé est pertinent du point de vue de l'histoire de l'art, mais, à mon sens, esthétiquement hors de propos.

Donc, vous vous sentez plus proche des oeuvres regroupées sur des termes aussi divers que land art, earth art ou organic matter art ?

La génération de sculpteurs à laquelle j'appartiens n'est plus engagée dans ce genre de débat. Ce qui est arrivé à l'époque était important, mais, aujourd'hui, les préoccupations concernent d'autres domaines.

Que pensez-vous des écoles d'art ? Vous avez été vous-même étudiant à Chelsea, avec Woodrow et Shirazeh Houshiary ? Quelles étaient vos relations avec ces sculpteurs ?

On a surestimé la capacité de ces écoles d'art à produire des courants artistiques. Historiquement, c'est peut-être à cause de l'association de Caro avec St Martin's. C'était une école dirigée par un daddy, mais il n'en allait pas de même pour les autres établissements. Outre St Martin's, qui était vouée à une vue unique de la sculpture, les écoles anglaises étaient dans le passé très pluralistes, jusqu'à ce que Margaret Thatcher arrive sur la scène politique. Aujourd'hui le thatchérisme a tout pris en main,
et les écoles d'art sont réellement sur le déclin. Il est faux de penser que la sculpture anglaise a émergé de ces écoles. Le pouvoir de la génération Caro était si fort que tous les artistes non formalistes ont ressenti la nécessité de se rebeller, à commencer par Gilbert and George... D'autres rejets du formalisme ont été, à l'étranger, Beuys et l'arte povera.

Pour terminer sur une note légère, j'ai choisi les têtes de chapitre du livre de Dore Ashton qui a rassemblé les propos sur l'art de Picasso (Selection of views) . Que répondez-vous à beauté ?

De cela nous avons déjà parlé...

A liberté ?


L'artiste a toujours besoin de grandir de telle manière qu'il jouisse de toujours plus de liberté.

A génie ?


Cela n'existe pas.

A amour ?

En tant qu'artiste ? C'est essentiel.

A perfectionnisme ?

Ce n'est pas nécessaire.

A pauvreté ?

Dans un sens, j'aimerais être plus pauvre.

A réalité ?

Elle existe.

A solitude ?

C'est nécessaire.

Et, enfin, à succès ?

C'est difficile.