Stéphane Dubois
"Anish Kapoor, Sculptures et dessins"
Espace sculpture, Canada, Eté 1991, Vol.7, N°4,
Pages 40 à 41
Venise, Grenoble, Londres, Madrid bientôt... En cinq
ans, avec un rayonnement croissant, le parcours désormais international
du sculpteur indo-britannique Anish Kapoor (1954, Bombay; vit et travaille à Londres)
est exemplaire. Prix 2000, en juin 1990, du jury international de
la Biennale de Venise où l'artiste présentait ses oeuvres sous
les auspices du pavillon britannique, invité à créer de
nouvelles pièces (New Field) pour l'espace central du Centre
français national d'Art contemporain de Grenoble (Le Magasin, dirigé par
Adelina von Fürstenberg), il expose conjointement à la Tate Gallery
de Londres une presque centaine de dessins avant d'affronter le nouveau complexe
artistique madrilène, le centre Reine Sofia, déjà surnommé le "Beaubourg
espagnol"...
Exemplarité d'un tel itinéraire, à quel titre
?
L'internationalisme et le prestige suffisent-ils aujourd'hui pour accréditer
l'oeuvre d'un artiste ? Certes non, et heureusement... mais, cet état
de fait, quel que soit le talent proposé, impose un pacte quasi diabolique
entre le créateur et les moyens qui se proposent de le porter tout au
long d'un si beau parcours.
L'exemplarité n'est que plus flagrante dans le domaine qui nous occupe
: la sculpture. En effet, cette dernière va échapper progressivement à l'artiste,
ne plus témoigner d'une volonté plastique personnelle, mais satisfaire
une demande générale. Je m'explique. Bien que nous ne puissions
plus déterminer aujourd'hui quelle part prend réellement le signataire
de l'ouvrage dans son travail tant les assistants peuvent être nombreux, à l'instar
de Richard Long ou de Mario Merz, on peut supposer que les pièces d'Anish
Kapoor méritent dans leur réalisation une attention soutenue.
Même lorsqu'il est entouré, la production du sculpteur peut-elle
déjà répondre à une demande si forte, à un
rythme aussi étourdissant ? Le spectateur, plus que d'apprécier
une démarche et porter son intérêt sur des pièces
précises peut désormais, en guise de nouveau critère de
jugement, se poser cette question : "Que nous permettent de voir du travail
d'un artiste, par exemple Anish Kapoor en 1991, les institutions qui le représentent
: musées, centres de recherche, biennales, galeries, publications ? "
Pour atteindre ce point décisif dans l'approche d'un artiste : son conditionnement
par l'institution (dû à différents facteurs marché de
l'art, distinctions, lieux d'expositions pouvant abriter de la sculpture, etc...),
il est intéressant d'illustrer cela avec les deux expositions consacrées à Anish
Kapoor, celle de sculptures à Grenoble et celle de dessins à Londres.
La carrière de cet artiste, à peine une décennie, a atteint
rapidement les sommets qui voient fleurir en guise de commentaires de son travail
ce type de réflexion : « L'objet paraît simple, mais il
est lié à de nombreuses significations : la symbolique hindoue,
la pensée mythique hébraïque, l'abstraction moderniste,
l'Art Minimal, l'objectivité poétique du postminimalisme, l'iconicité métaphysique,
l'intuition psychoanalytique, la nouvelle sculpture anglaise.» (Extrait
du catalogue paru à l'occasion de la Biennale 1990 de Venise...).
À les lire, on se rend compte combien la difficulté de diffuser
un travail est grande, difficulté d'autant plus importante que les oeuvres
d'Anish Kapoor ne relèvent en fait d'aucune école, ne s'inscrivent
dans aucun mouvement. Est-ce pour cette raison qu'il faut lui attribuer cette
mosaïque de références laissant de façon bien confuse
deviner quelque secrète universalité ?
Les critiques tentent déjà souvent de rattacher une production
artistique à des critères qui devraient (peut-être) permettre
au public un repérage dans l'histoire de l'art contemporain. De nos
jours, sous le couvert de l'information, les oeuvres sont déjà canalisées,
dirigées, polies par le discours intellectuel.
Pourtant les sculptures d'Anish Kapoor, indépendamment du discours,
ont un intérêt particulier. Plus que l'esthétisme achevé dont
elles se réclament et des références que d'autres leur
attachent, elles redonnent au genre, la sculpture, une place presque traditionnelle.
Traditionnelle dans le sens où les oeuvres échappent à la
mise en espace dont on use fréquemment actuellement, plaçant
ou déplaçant le spectateur dans un espace complexe qui mêle
sculpture, installation, séquence... Chaque centre (spectateur, sculpture,
espace, etc...) s'interposant, se dissociant, se diffractant en un curieux
puzzle qu'il serait souvent difficile d'imaginer ailleurs. Cette multiplication
des centres cache en fait son absence. Ce phénomène n'apparaît
pas dans les sculptures de Kapoor; à elles seules, elles figurent la
naissance d'un espace, ses limites, son terme.
Le dialogue n'est ici pas nécessaire, elles sont.
Ces imposants monolithes de pierre (grès ou calcaire), de plâtre,
de bois, de métal creusé dégageant des cavités
polies, ou encore cette gigantesque demi-sphère en résine évidée
laissant les surfaces mises à jour disparaître sous la projection
de pigments en poudre bleus, jaunes, rouges ou noirs. L'apparence est ainsi
niée; de loin les excavations semblent planes, puis progressivement
s'échappent dans la troisième dimension. Elles sont propices à toutes
les suggestions et développent plus qu'une sensation sensuelle, une
sensation d'espace, tourné sur lui-même, intellectuel, interne,
cérébral, mental. Anish Kapoor a le mérite d'engendrer
un espace par la seule force plastique d'une sculpture qui pourtant le voile
au premier abord.
Une force plastique ? Oui, mais aussi tactile. En effet, les matières
associées mais confrontées, le solide et le friable, la pierre
et la poussière, le poids et le volatile, quoiqu'antagonistes en appellent
néanmoins à la même terre. Kapoor joue avec la matière
dans ses deux états, le réel et l'impalpable, avec, comme seul
lien entre eux, la force de la mutation. Le résultat est spectaculaire
et, passé le premier saisissement, on ne peut qu'être attiré,
fasciné par cette beauté si belle qu'on ne peut l'approcher sans
vouloir la saisir, la toucher des doigts et par conséquent la détruire
un peu... Tout redeviendra poussière, la leçon est superbement
illustrée !
L'oeuvre monumentale est donc séduisante, et le cadre prestigieux du
Magasin de Grenoble, les anciennes fonderies d'Eiffel dans lesquelles furent
préfabriquées les pièces de la célèbre tour,
sert une oeuvre se penchant incessamment vers nos racines, nous rappelle les
arcanes de l'humanité.
Les dessins du même auteur, exposés à la Tate Gallery de
Londres, se révélaient passionnants à découvrir
suite aux louanges et distinctions qu'avait reçues la production sculptée.
Pourtant la presse anglaise qualifia Kapoor de "faiseur". Tiendrait-il
le crayon aussi haut que le message universel qu'il tente de faire partager
avec ses sculptures ?
A cette question est-il décent de répondre aujourd'hui ? En tant
que critique ou amateur d'art, non. L'artiste est encore jeune et son oeuvre
doit parvenir à maturation... Mais en tant que "consommateur" d'un
marché que les institutions saturent peu à peu avec des fourchettes
d'artistes restreintes, oui.
Monté au pinacle, Kapoor peut-il prétendre à une production
graphique digne de ses sculptures dans lesquelles la beauté des matériaux
employés contrebalance avec bonheur les formes subtilement colorées
s'en dégageant ? Sans doute pas, et les nombreux dessins exposés,
très mal accrochés d'ailleurs (aucun nom ne vient désigner
le responsable de ce massacre...), n'auraient dû, pour les deux tiers
au minimum, jamais quitté le cartable de l'artiste.
Jeu de matières sur le papier, formes organiques, éclatements
stellaires, montagnes scindées, cercles lunaires sont un vocabulaire
symbolique cher à l'artiste et déjà fortement imprégné de
ces pigmentations poudreuses caractérisant les sculptures, apparaissent
au fil des dessins, mais l'intérêt reste inégal.
La qualité irrégulière de cette exposition peut à juste
titre exaspérer le visiteur, d'autant plus que ce dernier attend une
sélection rigoureuse, prête à servir une oeuvre se voulant
grandiose. On annonce aujourd'hui les dessins d'Anish Kapoor comme une part
de son travail soudain révélée à nos yeux ébahis
et longtemps obscurcis par la production ombrageuse des pièces monumentales,
c'est là que le bât blesse. Pourquoi les présenter, ne
pas attendre ou sélectionner davantage ces dessins ?
On peut dès lors légitimement s'interroger sur les responsabilités
de l'univers actuel de l'art contemporain qui, par son rythme effréné,
sa consommation directe, dans le seul but souvent d'atteindre la reconnaissance
fallacieuse du musée, influe directement sur la production d'un artiste.
Presque contraint de tout brader, ce dernier craint de perdre une seule opportunité de
montrer, exposer, communiquer...
Mais la communication ne se contente pas d'artifices et, quoiqu'il en soit,
l'aventure d'Anish Kapoor, à suivre pourtant, est déjà scellée...