Anish Kapoor
Daniel Dobbels
"Kapoor : la forme de l'ineffable"
Libération, Paris, 8 Décembre 1990
Il faudrait commencer par ce qui est autre qu'une vision, autre que toute description,
parce qui n'est (peut-être) qu'une sensation que rien, ni le temps,
ni la mémoire, ni l'oubli ne limiterait. Il faudrait dire ce qui
est proprement ineffable, sans le trahir, sans croire non plus qu'il est
hors de portée et comme indifférent aux choses matérielles
de ce monde. Il faudrait traduire l'état que les dernières
oeuvres d'Anish Kapoor, né à Bombay (Inde), vivant et travaillant à Londres,
provoquent au-delà d'elles-mêmes, au-delà des pouvoirs
d'accueil et de perception dont est capable n'importe quel visiteur.
Autrement dit, dès que l'on entre dans cet espace que l'on nomme, au
Magasin, « la Rue », on sait, pressent, ne doute pas que les merveilleuses
décombres qui s'étendent devant soi, pierres bleues, séparées, à la
surface feuilletée comme de l'ardoise, soient les témoins d'un
combat ou d'une lutte dont on ne pourra jamais imaginer la violence. Car celle-ci
s'est estompée, volatilisée; elle a été défaite.
Et ces morceaux de pierre angéliques ne laissent plus émaner
de leur chute qu'une sorte de magie veloutée, poudreuse, où ce
qui s'offre, où l'espace qui s'ouvre est enfin irréel.
Cet irréel n'étant plus ici horreur, erreur, errance, égarement
ou non-lieu d'une faute originelle, mais signe tangible d'un approfondissement
que l'on n'aurait pas, sauf dans certaines situations exceptionnelles, cru
possible. Ces blocs de pierre, Kapoor les a pigmentés et couverts d'un
bleu insondable, produisant un effet de nappage et de poudroiement dont on
ne sait s'il continue à se déposer à la surface ou dans
la cavité creusée de la pierre, ou s'il ne cesse de passer ailleurs,
comme la pellicule sensible d'un monde qui serait originairement bleu. Monde
- et c'est là où la sensation se conjugue avec le secret - qui
répond à toutes les aspirations, qui ne révèle
pourtant rien, ne met à jour ni figure, ni idole, ni signe divin qui
en seraient comme la représentation, monde qui est, plus énigmatiquement,
au bord du nôtre, qui en est même le bord. Et c'est en ce sens
que les oeuvres récentes de Kapoor sont des oeuvres réellement
limites. obéissant à ce qu'Henri Michaux décrit du Vide
: « Maintenant que, par abandon des prises, des retenues, des envies,
maintenant qu'une maligne lyse a tout liquidé, qu' y a-t-il ? Le Vide
? Un vide tellement différent de celui que l'on connaît, vide
qui est aussi bien étalement que soustraction et autant excès
que perte... Cependant ce vide immensifié, si excessif, qui devrait être
insupportable, est merveilleusement bon... Pourquoi donc est-on dans une presque-béatitude
? Parce que l'intense "champ de force" qui dilate et fait du vide
presque à l'infini (vide qui n'est pas simple récusation du plein)
dilate aussi simultanément et magnifiquement et démesurément
l'Aspiration à... »
Quand Anish Kapoor creuse dans un bloc de pierre beige, massif, une cavité,
une niche qu'il peint en bleu, celui-ci produit, de loin, un effet de surface
(plus ou moins circulaire) qui oblige et demande l'approche : de prés,
il montre ses épaisseurs, ses nuances qui vont du noir le plus intense
aux transparences les plus éthérées, et le corps, alors,
désire y pénétrer, s'y fondre, bénéficier
de cette émanation subtile comme d'une eau rêvée. Quand
il ne peint pas, mais laisse la faille qu'il a opérée dans le
bloc d'ardoise (Tomb, 1989) à vue et à nu, il donne à voir
le noir même du minéral; ce noir qui est contenu dans la masse,
densifié en elle, irreprésentabIe, et que le moindre accès
de lumière devrait, a priori, modifier. Or, Tomb laisse ce
noir intact; elle le révèle tel qu'il est, tel qu'il filtre dans
une masse sans trou. De même, cette blessure rouge, qui pourrait rappeler
les déchirures de Fontana, qui porte comme titre The Healing of
Saint-Thomas (la guérison de Saint Thomas), taillée dans
la paroi comme une estafilade, montre l'essence et la substance même
d'une plaie qui ne pourra plus puruler, et qui se cicatrise de l'intérieur,
comme si Kapoor avait su toucher la limite interne de toute blessure, ce point
au-delà duquel il n'existe plus de blessure possible. Moment étrange,
troublant, dont on ne sait que dire, car il ne demande aucune preuve, mais
dont, pourtant, on ne doute pas. On sent qu'il y a là une puissance
en acte, aussi pure et abstraite qu'un ciel sans étoile, qu'une voûte
stellaire sans « luminaires » (comme il est dit dans la Bible),
et qu'elle est d'une prévenance illimitée. Comme si son essence
consistait à attendrir - il faudrait donner à ce mot
toute sa force active - les masses, les formes les plus dures, les plus concentrées,
les plus compactes de ce monde. A desceller ce qui les plaque, verrouille,
referme sur elles-mêmes comme des tombeaux. Une pièce est, de
ce point de vue, impressionnante. Sans titre, elle dispose en ovale sept blocs
de pierre, creusés suivant des formes soit circulaires, soit ovales,
soit inégales, et parfaitement vides. Leur présence évoque
celle du tombeau du Christ, quand on l'ouvre et le découvre vide. Ce
qu'ils laissent transparaître - au-delà de toute visibilité,
vision ou imagination -, c'est l'envol des morts. Cette sensation qu'ils sont
partis et passés ailleurs, faisant signe
déjà d'un après de la résurrection. Comme si, de
ces cavités vides, un peuple d'ermites ne cessait d'indiquer les voies
d'un voyage que l'on n'imagine pas. Peuple invisible, ayant habité là,
n'y ayant jamais demeuré, cédant la place, en désignant
déjà une autre, n'obéissant qu'aux mouvements et lois
d'une
transmigration. Autrement dit, ces sculptures se font chambres d'échos;
mais elles ne laissent résonner que des tonalités de silence,
des froissements imperceptibles d'ailes ou de tissu, de feuille ou de pierre
frôlée. Le non-dit du monde muet n'est jamais mort. C'est ce qui
s'entend, se reçoit et ne peut se répéter sans se trahir,
sans donner lieu à la plus justifiée de incrédulités.
Kapoor se défierait et se méfierait d'une approche par trop religieuse
ou mystique de son travail. Il tient à préserver une indétermination plus
essentielle que toute formulation sacrée ou autre. Il le dira à Caroline
Smulders dans le n° 152 d'Art Press « L'une des choses
qui n'a pas changé dans mon travail est l'idée de "l'objet
non construit". En saupoudrant un objet de pigments, vous retirez tout
moyen de voir comment cet objet est fabriqué. Il est là, permanent,
comme s'il émergeait naturellement du sol. Rechercher cette vérité toujours
présente est mon seul objectif. » Simplement, les oeuvres
présentées au Magasin saupoudrent ce qui est... sans objet. Et
que cela - ce vide - puisse encore se différencier, se nuancer, se conjuguer
au tissu du monde, voilà ce qui demeure maintenant inoubliable. Comme
le sont certains tableaux de Rothko, certaines sculptures de Barnett Newmann,
certains autoportraits de Tal Coat, certains tableaux noirs de Stella ou Ad
Rheinhardt. Et puis, peut-être qu'au-delà de ce bleu veille une
statue de Giacometti, comme preuve ultime que le corps est aussi une éternité.