Anish Kapoor
Bernadette Bost
"Le bleu de l'inconnu"
Le Monde Rhône-Alpes, Paris, 15 Décembre
1990
En tant que créateur d'un monde, Anish Kapoor se situe quelque part
entre Dieu et Steven Spielberg. Comme Dieu, il s'occupe de séparer la
terre et le ciel, de concentrer l'énergie au sein de ses montagnes,
de faire des signes aux humains en laissant choir parfois, sur leur grève
mentale, l'aile d'un ange. Comme Spielberg, il invente avec ses couleurs de
fabuleux « effets spéciaux »; et raconte aux enfants que
nous sommes, en sculptant des formes élémentaires, le secret
des mégalithes et autres « vaisseaux invisibles » perdus
dans l'espace cosmique.
Cet artiste londonien dont Adelina von Fürstenberg présente au
Magasin - le Centre national d'art contemporain de Grenoble, - aidée
par le British Council, une série d'oeuvres monumentales, est né à Bombay
en 1954. D'ascendance hindoue par son père, juive par sa mère,
il occupait cet été le pavillon britannique de la Biennale de
Venise avec une rétrospective de dix ans de travail. Après Tony
Cragg, Bill Woodrow ou Barry Flannagan, une nouvelle star de la sculpture anglaise
se manifestait, saluée par le Prix 2000 attribué par le jury
international. L'exposition du Magasin prolonge l'événement de
Venise en permettant aux sculptures d'Anish Kapoor d'imposer leur énergie,
leur spiritualité.
« Sensibilité cosmique »
Anish Kapoor travaille avec des pierres (grès, ardoise... parfois matériaux
de synthèse) et des pigments en poudre. Les pigments peuvent recouvrir
la pierre ou son substitut, moins pour les colorer que pour les dématérialiser.
Les Anges d'ardoise chus dans la rue du Magasin n'ont plus de poids, à peine
perçoit-on un volume sous ce bleu intense, ombré et velouté,
qui semble mystérieusement apparu « out of the blue »,
diraient à juste titre les Anglais.
Ce bleu fait penser, bien sûr, à celui d'Yves Klein, qui avant
Kapoor a cru à la « sensibilité cosmique » exprimée
par l'art. Il peut devenir principe féminin dans Madonna, demi-sphère
et disque à la fois, où le jeu des épaisseurs de poudre
colorée escamote le creux pour « peindre », comme sur un écran,
l'obscure entrée de l'inconnu. Les effets de trompe-l'oeil qui transforment
l'intérieur en extérieur fascinent Anish Kapoor : ils lui permettent
de faire permuter le réel et l'imaginaire.
Dans d'autres pièces, comme le champ de pierres New field montré pour
la première fois, le sculpteur renonce à ses recherches sur le
dedans et le dehors, l'ici et l'ailleurs, pour simplement accumuler des pierres
levées, stèles creusées de sortes de tanières évoquant
un peuple troglodyte. Faut-il s'étonner de cette référence à la
civilisation celte, chez un artiste qui collectionne avec passion les objets
d'art oriental ? Certainement pas. Cet Indien de Londres relie l'Orient et
l'Occident autant qu'on puisse le faire dans cette époque de syncrétisme
artistique. Comme il relie les origines sacrées de la nature aux inventions
futuristes du cinéma.