Per Kirkeby
"Per Kirkeby"
Arte Factum, Belgique, Juin/Juillet/Aôut
1992, p.31-36
A travers ses multiples activités: sculptures environnementales en briques,
modèles en bronze, dessins... sans oublier la peinture qui figure au
coeur de son activité, Per Kirkeby s'emploie insensiblement à élaborer
une oeuvre majeure au sein de laquelle tous les tenants se rejoignent comme
autant de points de vue différents qui essayeraient de cerner les mêmes
structures. Cependant, à travers chacun de ces aspects, l'oeuvre force
la confrontation et l'anticipation. Nulle part n'est donnée de clef
ou de formule. Partout, il s'agit d'une épreuve annoncée, d'une
expérience promise avec ses obstacles, ses infranchissables barrières,
ses incontournables murs, ses gènes topographiques comme autant de résistances à surmonter.
Rien n'est déjeté dans le travail de Kirkeby mais longuement
réfléchi, mûri, même les gestes de la spontanéité,
les effets du hasard. Tout témoigne de l'inscription, de l'entrelacement,
de l'enchevêtrement des éléments, des végétaux,
des minéraux, des hommes, de soi...
Tout est chez lui question de rapport, de balance, de croisement, de composition,
de commerce insensible entre l'usage des mains et celui de la pensée,
le cours séculaire du temps et l'égrènement du temps subjectif...
A travers l'ensemble de son activité, c'est surtout de liant, de ciment
qu'il s'agit et de cette intrigue qui fait qu'un tableau tient et lui assure
une assise énigmatique hors du langage commun, de la narration.
Très adroitement, Kirkeby transfère, traduit ou repique les notions,
les couleurs, les termes de ses partis pris, il transpose plutôt qu'il
ne répète. Il métamorphose plutôt qu'il ne traduit.
Depuis le début, dans les années soixante, une étonnante
continuité se dessine. Il se trouve alors mêlé aux engagements
et aux expériences qui marquent les avant-gardes de l'époque.
Il vient alors de terminer des études de sciences naturelles et de géologie.
Des expéditions scientifiques l'entraînent au Groenland. Il vient également
de boucler son cycle à l'Eks Art School qu'il suivait parallèlement
au cours de l'université, combinant ainsi ses études scientifiques
avec ses aspirations artistiques. Pour les étudiants sortis à cette époque
de l'Eks, il s'agissait de penser et d'agir sur d'autres bases et à l'aide
d'autres termes que ceux de l'académisme rigoureux dans lequel était
plongé le Danemark de l'époque. De plus, il adhère alors
au parti communiste, ce qui donne un sens politique à son action.
Loin de sacrifier cependant aux exigences du réalisme, il se lance ouvertement
dans la voie d'une recherche tout azimut. Les avant-gardes ont bouleversé les
données classiques de l'art. Son expression sera multiforme et n'hésitera
pas à essayer d'associer tous les genres à son dessein artistique.
Chacune de ses expressions se donne comme une enveloppe enfermant, recelant
un secret tel un énigmatique cocon replié sur son mystère.
Ses sculptures aussi bien que ses tableaux se révèlent déjà inhabitables,
inhospitalières: ses sculptures en briques n'offrent pas d'abri, ses
tableaux ne proposent aucun horizon. Partout il s'agit de densité ramassée
sans accès, bouclée cadenassée, murée, interdite,
comme si elle contraignait à garder ses distances, à préserver
certaines réserves et ménager le recul nécessaire à la
spéculation ou au saut de l'engagement total. Des perches sont pourtant
tendues mais elles peuvent en même temps aussi agir comme des repoussoirs.
Et partout cette résistance est à l'oeuvre, incontournable, irréductible
comme le pilier d'un bâtiment, l'obstacle affirmé d'un mur porteur.
A de multiples reprises cette notion de barrière, clôture ajourée,
de composition striée ou d'échelle, se retrouvera dans son travail.
La construction, l'édifice architecturé y figurent comme des
notions maîtresses.
Les sculptures en briques en témoignent le mieux. Commencées
en 1973, il s'agit d'édifices à caractère monumental qui
au fil des ans évoluent: au lieu d'être des architectures habitables
achevées, il s'agit le plus souvent d'éléments, de parties
puisées dans le vocabulaire de la construction: piliers, voûtes,
croisements d'arcs... Dans chaque cas, il s'agit d'un empilement d'éléments
cellulaires organisés selon un plan carré à l'image d'une
'case', autre notion clef puisqu'elle renvoie à l'habitation sommaire, à la
cellule alvéolaire aussi bien qu'au compartimentage et à la subdivision
d'une surface en damiers.
Cependant chaque fois que Kirkeby en appelle à un terme, d'autres qui
lui sont associés surgissent aussitôt: la case ne manque pas d'aller
de pair avec la cave, le revers en somme de la case, le souterrain, la grotte
largement exploitée dans la peinture.
Souvent les constructions évoquent des piles, des pilastres; ce sont
au même titre que les entassements, les stratifications, des constructions
porteuses, des accumulateurs et des générateurs d'énergie,
des rampes qui contiennent l'énergie au départ de laquelle l'arc
si souvent présent dans son travail, s'élance pour devenir soutènement.
Mais l'arc est aussi arche, reposant sur des culées, cintre, arcure,
arceau, berceau, hémicycle... Enfin il joue également des rapports
d'échelle, de gradation et de proportion avec les éléments
de l'environnement. Ce jeu d'analogies existe également lorsqu'il réalise
des maquettes en plâtre ou en argile qui seront par la suite coulées
dans du bronze. Ces travaux portent souvent la trace ou l'empreinte de la main
et insistent sur le caractère structurel des éléments.
Les autres sculptures de bronze, de petites ou de très grandes dimensions
s'appellent souvent tor (porte) ou torse (torso), thorax dans le sens
de cage ou de cavité thoracique. Outre l'analogie des titres, les portes
ou portiques évoquent ici aussi des cavités, des trouées
ou cavernes rencontrées dans la nature. Thorax carrefour ou trait d'union,
le tronc renvoie souvent aux arbres que l'on retrouve dans la peinture.
Les peintures quant à elles sont organisées comme des moirages
de couches de couleur superposées, rapiécées, étagées,
empilage progressif à l'image d'un travail de terrain où dominent
trois notions: la couleur, l'organisation et la structure interne. Des zones
plus ou moins colorées paraissent comme des avancées frontales,
plages ou pans infranchissables plus ou moins décalés qui accentuent
l'effet de densité et d'épaisseur du tableau. Ce sont comme des
lambeaux, des parcelles ou les traces de pinceaux sont marquées, affirmées
comme pour signifier qu'elles ont été balayées, ratissées
linéairement, étalées sans plis, striées, taches étendues
comme paumées; tout porte ici la trace d'une tension désirée,
d'un labeur qui entretien les sols de ces terres qui recèlent une énigmatique
fertilité, principe de toute croissance.
L'entretien qui suit a eu lieu à l'occasion de l'exposition organisée
par le Centre National d'Art Contemporain Magasin de Grenoble. L'originalité de
cette manifestation vient de ce que Kirkeby lui même a choisi les oeuvres
exposées ainsi que leur disposition dans l'espace.
Eddy DEVOLDER: En 1968 dans l'un de vos recueils, Billedforklaringer, vous écriviez
déjà: Mon système, qui est un vrai système,
est constitué de préférences et d'intérêts
spéciaux, curieux et en tous cas quelque peu mystiques... Mon art s'occupe
de l'art. J'écris et je peins de la même façon. Et j'emploie
seulement mes propres modèles. L'année dernière vous
affirmiez que toute votre démarche participe d'une même entreprise.
Elle obéit, disiez-vous, à une construction, une structure
que je porte en moi. Il s'agit toujours fondamentalement de la même entreprise
liée à une activité première: la peinture.
Per KIRKEBY: Cette structure, c'est exactement ce que j'ai essayé de
montrer dans l'exposition du Magasin à Grenoble. Cela représentait
pour moi un travail important. je m'y suis entièrement investi puisque
l'occasion m'était donnée de l'élaborer comme je l'entendais.
Il ne s'agissait pas pour moi de me lancer dans une entreprise à caractère
rétrospectif. Je voulais au contraire lui donner un cachet plus autobiographique,
non pas qu'elle parle de moi comme individu ou qu'elle témoigne d'une
histoire personnelle qui n'aurait eu pour seul effet de flatter un narcissisme
que j'abomine. je voulais plutôt mettre l'accent sur des structures ou
des idées qui vous constituent et constituent votre travail.
Ces structures peuvent s'exprimer dans différents matériaux et
devenir sculptures en briques, dessins, textes ou peinture... Il n'y a pas à mes
yeux tellement de différence...
E.D.: Mais les circonstances, le temps disponible, les moyens
et les espaces proposés infléchissent d'une certaine manière
votre décision vis-à-vis de l'un ou l'autre médium...
P.K.: En un sens cela peut être considéré comme le résultat
d'une réaction aux circonstances.
Tout ce que je fais quels que soient les matériaux avec lesquels je
m'exprime c'est la même chose, cela revient au même. C'est très
difficile à définir, parce que c'est précisément
ce qui constitue mon travail.
E.D.: Est-ce que vous ne travaillez pas alors en termes de stratégie
d'approche de ces indéfinissables structures, de cet indicible dont
vous savez la cohérence et que vous essayez de cerner comme totalité?
P.K.: J'ignore si la notion de totalité convient, je ne sais pas s'il
y a un 'tout' à trouver. Par contre ce qui est certain c'est que, dans
le cas précis de cette exposition j'ai essayé de penser en terme
de cohérence. J'ai par exemple tenu à combiner l'exposition avec
le livre qui constitue le catalogue de telle manière que le livre soit
lisible sans que l'on doive nécessairement voir l'exposition. Les reproductions
ne reproduisent pas toutes les pièces exposées. Elles ont une
valeur par elles-mêmes. Chaque partie de l'exposition correspond à un
chapitre du livre.
E.D.: Le couloir par lequel on accède à l'exposition donne
accès à six pièces sur la gauche consacrées aux
dessins et à la peinture et deux sur la droite dédiées à la
sculpture. En dehors de cet espace aménagé vous avez également
réalisé trois sculptures en briques.
P.K.: Dans la première pièce, j'ai accroché une série
de dessins. Ils sont récents et n'ont pas été choisis
pour des raisons esthétiques mais pour qu'ils livrent un maximum d'information à propos
des structures. Nous revenons à ce terme. Il s'agit somme toute d'une
métamorphose pour parler de ce qui constitue mon travail.
Pour le livre, j'ai été rechercher des dessins qui remontent
aux années 50, parce que je crois que d'une certaine façon on
ne change pas beaucoup, que nous sommes constitués en profondeur. Même
si vous essayez et expérimentez tout un tas de choses, beaucoup de données
sont là dès le départ. Jamais je n'ai pensé placer
ces dessins des années 50 dans une exposition parce que ce serait à mes
yeux une démarche trop prétentieuse.
Ce regard rétrospectif, j'ai essayé de le réaliser le
plus possible au départ d'un travail récent. La seule exception
concerne la pièce qui comporte les travaux des années 70. Les
peintures réalisées à cette époque ont pour moi
une valeur cruciale. Elles ont été réalisées à la
suite d'une expédition qui m'avait mené en Amérique Centrale.
En un sens tout part de là.
E.D.: Est-ce qu'il n'y a pas à travers votre démarche un
souci premier pour l'architecture ?
P.K.: L'architecture renvoie à l'habitat, à la construction des
maisons. Elle est fonctionnelle, mon travail ne l'est pas. Cela étant,
l'architecture est une notion intéressante en tant que métaphore.
Ce n'est pas pour rien que j'ai placé un grand bronze dans cette exposition.
Si vous le mettez en relation avec les constructions en briques, je crois que
les constructions révèlent quelque chose de l'architecture du
bronze. Quand de manière générale les gens évoquent
la sculpture, ils parlent beaucoup en termes de surface. Cela ne m'intéresse
pas du tout, je ne me sens pas du tout fétichiste et ne parle pas en
terme de peau mais en terme de mur. C'est difficile à expliquer parce
que l'artiste que vous êtes ne sait rien faire avec ce qu'il sait expliquer.
E.D.: Ne pourrait-on pas parler alors d'architectonique. Je pense aussi à votre
formation première de géologue, celle qui est censée s'intéresser
aux sédimentations, stratifications, gisements...
P.K.: Oui, mais dans l'histoire de l'art ce terme d'architectonique est également
connoté. Malevitch l'a beaucoup employé, c'est quelque chose
qui se trouve 'entre'. C'est une notion qui me paraît mystérieuse
et je n'ai jamais bien compris de quoi il s'agissait, même si intuitivement
je la ressens comme une notion importante. De manière générale,
je n'ai pas de théorie à démontrer dans mon travail un
peu comme c'était le cas pour les travaux minimalistes.
Dans les années 60, j'ai réalisé des choses très
radicales qui avaient surtout pour but de me débarasser de tout un fatras
théorique. En disant cela, je pense à ce qui se passe aujourd'hui:
les jeunes qui font de l'art ont tellement le souci que cela ressemble à de
l'art. En un sens je crois qu'il y a peu d'artistes, beaucoup d'entre eux ont
des explications internes à ce qu'ils font, peu d'entre eux prennent
le risque complet de pratiquer l'art, beaucoup s'en tiennent à une image
sécurisante de l'art, à la narration...
Ce sont des fantômes avec lesquels nous travaillons tous. Je les rencontre
aussi et je sais aujourd'hui que le travail ne fonctionne réellement
que l'orsqu'on transgresse toutes ces données et qu'on va plus loin.
C'est une des raisons pour lesquelles je garde chez moi plus longtemps les
tableaux que j'ai réalisés.
E.D.: Est-ce que cette exposition à pour vous une valeur de 'somme'
?
P.K.: C'est une espèce de sommaire, de résumé au sens
où chaque partie reprend des éléments du passé pour
lesquels j'ai parfois été amené à réaliser
des pendants. Je pense précisément à la série des
tableaux noirs au format carré. C'est une référence à mes
travaux des années soixante. Pendant quinze ans, je n'ai quasi travaillé que
sur des formats carrés, c'était ma manière de sortir du
dilemme qui consistait à faire de la peinture sans peindre. Dans les
années soixante vous aviez l'Ecole de Paris, puis la peinture informelle,
puis Cobra... C'était une peinture qui flirtait avec la peinture décorative.
A côté de cela, il y avait le minimalisme...
En un sens, tout cette époque était très intellectuelle
et cherchait à faire place nette ou table rase. Dans ces années
là, l'art minimal a souvent été interprété de
manière négative, comme une façon d'en finir avec l'art.
Je crois avec le recul que c'était une manière de rendre l'art à nouveau
possible.
En tout cas, c'est ainsi que j'ai commencé à travailler sur des
formats carrés parce que c'est un format neutre et lorsque vous les
placez les uns à côté des autres vous renvoyez à une
certaine idée de système. C'était de la structure ou la
texture qui pour moi prédominait. A cette époque mon travail était également
lié à une série d'expéditions à caractère
scientifique au Groenland, il s'agissait d'explorer un territoire d'une manière
bien déterminée. C'est une impulsion ou une dynamique que l'on
retrouve dans les travaux de cette époque.
E.D.: En 1970-71, vous partez pour les 'antipodes', après avoir
exploré l'extrême nord, vous allez sous les tropiques comme si
vous vouliez tourner la page...
P.K.: C'est à peu près cela en effet. La 'seconde' expédition
a eu lieu au début des années 70 et s'est déroulée
en Amérique Centrale. Les années soixante étaient très
excitantes sur un plan théorique. C'est l'époque aussi où le
groupe auquel j'appartenais à Copenhague a commencé à se
dissoudre. En partant en Amérique, j'ai voulu prendre un certain recul,
une certaine distance et me démarquer de toutes les questions théoriques.
Je me suis rendu compte alors que toute mon éducation était placée
sous l'emblème de la science, même mon éducation artistique.
J'ai décidé de prendre un nouveau départ et d'en revenir à une
simplicité de base. Pendant un certain temps, j'ai étudié la
culture des Mayas, mais comme amateur. Avec du papier et un crayon, j'ai essayé d'explorer
ce que je voyais. Nous travaillons en fait avec toute une série de conventions,
d'objets artificiels. Je voulais savoir ce que cela signifiait de réaliser
une image ou de tracer une ligne sachant qu'il s'agissait d'une convention
historique. Lorsque je suis rentré, jai continué à peindre
de cette manière que j'avais entamé en Amérique Centrale.
Ces peintures sont très marquées, très connotées
par leur époque, elles sont influencées par le Pop-Art tout en étant
un peu kitsch.
D'une certaine manière, c'est à partir de là que mon véritable
travail a commencé.
E.D.: Lorsque vous vous mettez au travail, est-ce que vous avez une certaine
idée de ce que vous allez entreprendre ?
P.K.: Quand je travaille je ne sais en tous cas pas comment cela ressortira.
Cependant personne ne peut nier l'importance primordiale de la couleur, elle
prévaut absolument. Ma vision ou ma mémoire n'enregistre pas
des formes mais des couleurs. Pourquoi, je l'ignore, même si c'est avant
tout en cela que l'on peut dire que je suis un peintre nordique.
Il me semble aussi évident que ma peinture n'a rien à voir avec
la nature, le paysage... Tout provient sans doute de la nature mais en même
temps je suis un homme moderne qui vit en ville même si vous ne pouvez
de nos jours avoir d'attitude naïve ou innocente vis-à-vis de la
nature.
E.D.: Votre peinture ne se livre pas facilement, elle demande presqu 'à être
affrontée, aussi chatoyante qu'elle puisse être...
P.K.: C'est vrai, lorsque vous regardez ma peinture, il y a toute une série
de phénomènes perturbants qui entrent en jeu. De même,
vous ne pouvez pas non plus en extraire un élément et essayer
de vivre avec eux. Ils n'ont aucune excuse, aucune raison d'être, ne
portent en elles aucun message, elles sont ce qu'elles sont.
E.D.: Il y a aussi toutes les questions qui tournent autour de l'espace...
P.K.: Oui, de manière genérale, il est là mais il s'affirme
surtout comme obstacle, on n'y entre pas comme dans un tableau classique. L'autre
possibilité, c'est que vous y entriez et aussitôt, l'espace se
referme comme si vous vous trouviez confronté à un infranchissable
mur de briques. Je n'ai pas non plus d'explication pour cela si ce n'est que
c'est de cette façon que cela sort.
Je n'ai pas de programme, je peins en acceptant tous les risques. Les systèmes
sont d'abord une manière de se prémunir contre les dangers encourus,
vous pouvez l'intellectualiser, c'est une réaction qui vise à se
préserver. Le ' vieil homme ' que je suis essaie d'aller toujours un
peu plus loin.
Tout ce qui concerne la peinture se trouve en-deçà du langage.
Nous avons tous lu des livres qui étaient très importants pour
nos vies mais le peintre que je suis n'y trouve ni ressource ni secours.
E.D.: Cela se passe en termes d'émotions, de mémoire ?
P.K.: Pourquoi pas ? Sinon que tous les mots sont si difficiles à manier,
c'est la même chose pour la mémoire: ce sont des points de vues
et quand vous démarrez avec cela en tête cela n'en devient que
plus difficile.Bien sûr que ce que je fais renvoie à cela mais
en même temps cela ne résonne pas de manière aussi sophistiquée.
E.D.: Lorsque vous travaillez, vous jouez souvent avec plusieurs gammes
de couleur...
P.K.: J'ai toujours employé des couleurs affirmées, contrastées.
En même temps, j'ai toujours essayé de faire en sorte qu'au sein
d'un ensemble chaque peinture attire votre attention parce qu'il y a un jeu
de structures entre elles, aucune ne doit supplanter l'autre.
E.D.: Est-ce que d'une certaine façon chaque tableau n'est pas la
suite du précédent ?
P.K.: Peut-être. En tous cas, jamais encore je n'ai eu l'impression de
me répéter ou d'être arrivé au bout de moi-même.
Toujours j'arrive à quelque chose de nouveau. Ce qui a changé avec
le temps, c'est peut-être que je vois rapidement les limites de ce que
j'entreprends. Jeune, je croyais pouvoir échapper aux limites. C'était
une des illusions de la jeunesse et je crois qu'elle lui est nécessaire.
Dans les années 60, nous avons redécouvert Picabia; c'était
fantastique. Maintenant avec le temps on voit le système c'est-à-dire
la limite et je crois qu'en vieillissant il y a des choses de ce type que l'on
accepte. Les jeunes artistes doivent être de leur époque, totalement
et radicalement, ils doivent essayer d'être à la mode. C'est ce
que j'ai cherché aussi de mon côté et à mon époque,
tout le monde est passé par là. En prenant de l'âge, on
se donne la permission de faire des choses plus ' ennuyeuses ', plus ' banales
' ou plus simples et solides.
E.D.: Quand un tableau est-il terminé à vos yeux ?
P.K.: C'est une question, une intrigue en quelque sorte. Et ici je ne puis
répondre autrement que de manière frustrante. Un tableau est
finit lorsqu'il se présente comme tel, de manière inexplicable.
E.D.: Est-ce qu'il ne vous arrive pas de réussir un tableau du premier
coup ?
P.K.: C'est un peu plus compliqué dans la mesure où chaque tableau
demande une considérable somme de travail. Même s'il m'arrive
de croire que je réussis des choses du premier coup, je suis obligé de
constater après un certain temps que c'est mauvais. Chaque tableau d'ailleurs
provoque en cours de réalisation un moment de répulsion, d'aversion
que je dois surmonter après une heure ou trois mois. Et souvent, après
un temps de travail plus ou moins long le tableau se trouve là, mystérieusement.
Non seulement je n'ai rien à y redire mais le plus souvent, il me laisse
pantois et muet, c'est ainsi.
E.D.: Ce que vous réalisez dans un domaine ne vous aide-t-il pas à interroger
ce que vous faites dans un autre domaine ?
P.K.: Ce que j'ai fait en sculpture les dernières années me semble
transparent, même si c'est très fermé par rapport à l'extérieur,
l'idée principale porte sur le mouvement vers l'intérieur, invite
autrui à marcher dedans. Je travaille sur cette notion de passage qui
entraîne différentes expériences et je continue dans ce
sens. Mais je crois aussi que le temps est venu d'en finir avec les sculptures
en briques parce que j'ai fini d'explorer avec elles le terrain que je pouvais
explorer avec elles. Je n'ai pas envie d'en réaliser qui n'auraient
d'autre valeur que d'être simplement supplémentaire. Quoique vous
fassiez, tableau, dessin, il y a toujours moyen d'en réaliser un de
plus. Quel intérêt ? Cela ne veut pas du tout dire que je ne ferai
plus non plus de sculptures publiques. J'ai quelques projets en cours mais
j'attends qu'ils arrivent à une certaine maturité avant d'en
parler plus. Tout ce que je puis vous dire pour le moment, c'est que dans mon
esprit, une nouvelle forme est née. La répétition est
aussi un outil, regardez Picasso. C'est je crois ce qui vient d'arriver avec
les sculptures en briques, elles ont engendré quelque chose de nouveau.
E.D.: Comment en êtes-vous arrivé à réaliser
des sculptures en briques ?
P.K.: Ces travaux ont toujours été réalisés en
relation avec une sollicitation bien précise. Dans tous les cas, ils
renvoient à une certaine 'situation'. Autrement dit, les travaux en
briques proviennent d'une forme de demande. J'en avais réalisés
quelques-uns pour le plaisir. Cela paraissait étrange, c'était
une autre manière de regarder une problématique. Ils jouent sur
l'espace intérieur et extérieur. Le fait est qu'on m'a demandé de
plus en plus d'en réaliser pour des expositions éphémères
alors que ce n'était pas leur esprit.
Ces sculptures renvoient à la place publique. Lorsque vous vous engagez
sur ce terrain il faut être à mon sens extrêmement prudent.
Je crois que la majorité des réalisations dans ce domaine de
l'art public sont des échecs, il y a toujours quelque chose de déplacé dans
la manière dont elles sont mises, elles veulent toujours en imposer
et par là vous font d'une manière ou d'une autre violence. Dans
ce que je fais, je veux être celui qui fait le premier pas. Les sculptures
en briques comportent en elles une énormité: elles se trouvent
dans votre chemin; c'est quelque chose de troublant mais vous pouvez passer à côté ou
la regarder et entretenir une expérience mais il faut pour cela que
vous ayez vous-même décidé de faire le premier pas. Il
y a en elles quelque chose que je ne puis expliquer et il y a aussi mon étrange
attirance pour le carré, cette figure qui m'intrigue depuis toujours.
Intellectuellement, je suis fasciné par cette forme: en trois pièces
je peux essayer de jouer avec le carré et le cercle c'est ce que j'ai
essayé de faire à Grenoble.
E.D.: Depuis longtemps, vous ne vous étiez plus occupé d'organiser
vous-même une de vos expositions. Quel est votre sentiment après
cette expérience ?
P.K.: Je voulais m'occuper de cette exposition. Le plus souvent, c'est vrai,
d'autres s'en occupent. Il y avait beaucoup de risques à entreprendre
cette démarche. Je pense à la manière dont j'avais décidé de
rassembler tous les petits projets en bronze et les projets en terre cuite.
En moi j'avais pris la décision que ces petites sculptures allaient
fonctionner mais sans le savoir.
Ici ma responsabilité était engagée. J'ai très
vite abandonné aussi l'idée de travailler avec de trop grands
formats, cela a aussi joué sur l'atmosphère de l'exposition.
Je voulais aussi jouer sur la notion de 'décision de faire le pas',
de franchir un seuil entre l'intérieur et l'extérieur, accentuer
la décision de rentrer dans une pièce au gré du corridor,
d'enjamber les sculptures en briques.
D'un point de vue plus profond, une exposition comme celle-ci est profondément
insatisfaisante parce qu'on se dit toujours que cela aurait pu être mieux
et mieux encore, pas uniquement en termes de compétition, pas que je
veuille être le meilleur mais parce que je veux des choses qui aillent
plus en profondeur, qui aillent plus loin dans le sens de l'étrangeté de
la vie.
Eddy Devolder