Per Kirkeby


 

"Per Kirkeby"
Arte Factum, Belgique, Juin/Juillet/Aôut 1992, p.31-36

A travers ses multiples activités: sculptures environnementales en briques, modèles en bronze, dessins... sans oublier la peinture qui figure au coeur de son activité, Per Kirkeby s'emploie insensiblement à élaborer une oeuvre majeure au sein de laquelle tous les tenants se rejoignent comme autant de points de vue différents qui essayeraient de cerner les mêmes structures. Cependant, à travers chacun de ces aspects, l'oeuvre force la confrontation et l'anticipation. Nulle part n'est donnée de clef ou de formule. Partout, il s'agit d'une épreuve annoncée, d'une expérience promise avec ses obstacles, ses infranchissables barrières, ses incontournables murs, ses gènes topographiques comme autant de résistances à surmonter.
Rien n'est déjeté dans le travail de Kirkeby mais longuement réfléchi, mûri, même les gestes de la spontanéité, les effets du hasard. Tout témoigne de l'inscription, de l'entrelacement, de l'enchevêtrement des éléments, des végétaux, des minéraux, des hommes, de soi...
Tout est chez lui question de rapport, de balance, de croisement, de composition, de commerce insensible entre l'usage des mains et celui de la pensée, le cours séculaire du temps et l'égrènement du temps subjectif...
A travers l'ensemble de son activité, c'est surtout de liant, de ciment qu'il s'agit et de cette intrigue qui fait qu'un tableau tient et lui assure une assise énigmatique hors du langage commun, de la narration.
Très adroitement, Kirkeby transfère, traduit ou repique les notions, les couleurs, les termes de ses partis pris, il transpose plutôt qu'il ne répète. Il métamorphose plutôt qu'il ne traduit.
Depuis le début, dans les années soixante, une étonnante continuité se dessine. Il se trouve alors mêlé aux engagements et aux expériences qui marquent les avant-gardes de l'époque. Il vient alors de terminer des études de sciences naturelles et de géologie. Des expéditions scientifiques l'entraînent au Groenland. Il vient également de boucler son cycle à l'Eks Art School qu'il suivait parallèlement au cours de l'université, combinant ainsi ses études scientifiques avec ses aspirations artistiques. Pour les étudiants sortis à cette époque de l'Eks, il s'agissait de penser et d'agir sur d'autres bases et à l'aide d'autres termes que ceux de l'académisme rigoureux dans lequel était plongé le Danemark de l'époque. De plus, il adhère alors au parti communiste, ce qui donne un sens politique à son action.
Loin de sacrifier cependant aux exigences du réalisme, il se lance ouvertement dans la voie d'une recherche tout azimut. Les avant-gardes ont bouleversé les données classiques de l'art. Son expression sera multiforme et n'hésitera pas à essayer d'associer tous les genres à son dessein artistique.
Chacune de ses expressions se donne comme une enveloppe enfermant, recelant un secret tel un énigmatique cocon replié sur son mystère.
Ses sculptures aussi bien que ses tableaux se révèlent déjà inhabitables, inhospitalières: ses sculptures en briques n'offrent pas d'abri, ses tableaux ne proposent aucun horizon. Partout il s'agit de densité ramassée sans accès, bouclée cadenassée, murée, interdite, comme si elle contraignait à garder ses distances, à préserver certaines réserves et ménager le recul nécessaire à la spéculation ou au saut de l'engagement total. Des perches sont pourtant tendues mais elles peuvent en même temps aussi agir comme des repoussoirs. Et partout cette résistance est à l'oeuvre, incontournable, irréductible comme le pilier d'un bâtiment, l'obstacle affirmé d'un mur porteur.
A de multiples reprises cette notion de barrière, clôture ajourée, de composition striée ou d'échelle, se retrouvera dans son travail. La construction, l'édifice architecturé y figurent comme des notions maîtresses.
Les sculptures en briques en témoignent le mieux. Commencées en 1973, il s'agit d'édifices à caractère monumental qui au fil des ans évoluent: au lieu d'être des architectures habitables achevées, il s'agit le plus souvent d'éléments, de parties puisées dans le vocabulaire de la construction: piliers, voûtes, croisements d'arcs... Dans chaque cas, il s'agit d'un empilement d'éléments cellulaires organisés selon un plan carré à l'image d'une 'case', autre notion clef puisqu'elle renvoie à l'habitation sommaire, à la cellule alvéolaire aussi bien qu'au compartimentage et à la subdivision d'une surface en damiers.
Cependant chaque fois que Kirkeby en appelle à un terme, d'autres qui lui sont associés surgissent aussitôt: la case ne manque pas d'aller de pair avec la cave, le revers en somme de la case, le souterrain, la grotte largement exploitée dans la peinture.
Souvent les constructions évoquent des piles, des pilastres; ce sont au même titre que les entassements, les stratifications, des constructions porteuses, des accumulateurs et des générateurs d'énergie, des rampes qui contiennent l'énergie au départ de laquelle l'arc si souvent présent dans son travail, s'élance pour devenir soutènement. Mais l'arc est aussi arche, reposant sur des culées, cintre, arcure, arceau, berceau, hémicycle... Enfin il joue également des rapports d'échelle, de gradation et de proportion avec les éléments de l'environnement. Ce jeu d'analogies existe également lorsqu'il réalise des maquettes en plâtre ou en argile qui seront par la suite coulées dans du bronze. Ces travaux portent souvent la trace ou l'empreinte de la main et insistent sur le caractère structurel des éléments.
Les autres sculptures de bronze, de petites ou de très grandes dimensions s'appellent souvent tor (porte) ou torse (torso), thorax dans le sens de cage ou de cavité thoracique. Outre l'analogie des titres, les portes ou portiques évoquent ici aussi des cavités, des trouées ou cavernes rencontrées dans la nature. Thorax carrefour ou trait d'union, le tronc renvoie souvent aux arbres que l'on retrouve dans la peinture.
Les peintures quant à elles sont organisées comme des moirages de couches de couleur superposées, rapiécées, étagées, empilage progressif à l'image d'un travail de terrain où dominent trois notions: la couleur, l'organisation et la structure interne. Des zones plus ou moins colorées paraissent comme des avancées frontales, plages ou pans infranchissables plus ou moins décalés qui accentuent l'effet de densité et d'épaisseur du tableau. Ce sont comme des lambeaux, des parcelles ou les traces de pinceaux sont marquées, affirmées comme pour signifier qu'elles ont été balayées, ratissées linéairement, étalées sans plis, striées, taches étendues comme paumées; tout porte ici la trace d'une tension désirée, d'un labeur qui entretien les sols de ces terres qui recèlent une énigmatique fertilité, principe de toute croissance.

L'entretien qui suit a eu lieu à l'occasion de l'exposition organisée par le Centre National d'Art Contemporain Magasin de Grenoble. L'originalité de cette manifestation vient de ce que Kirkeby lui même a choisi les oeuvres exposées ainsi que leur disposition dans l'espace.

Eddy DEVOLDER: En 1968 dans l'un de vos recueils, Billedforklaringer, vous écriviez déjà: Mon système, qui est un vrai système, est constitué de préférences et d'intérêts spéciaux, curieux et en tous cas quelque peu mystiques... Mon art s'occupe de l'art. J'écris et je peins de la même façon. Et j'emploie seulement mes propres modèles. L'année dernière vous affirmiez que toute votre démarche participe d'une même entreprise. Elle obéit, disiez-vous, à une construction, une structure que je porte en moi. Il s'agit toujours fondamentalement de la même entreprise liée à une activité première: la peinture.
Per KIRKEBY: Cette structure, c'est exactement ce que j'ai essayé de montrer dans l'exposition du Magasin à Grenoble. Cela représentait pour moi un travail important. je m'y suis entièrement investi puisque l'occasion m'était donnée de l'élaborer comme je l'entendais.
Il ne s'agissait pas pour moi de me lancer dans une entreprise à caractère rétrospectif. Je voulais au contraire lui donner un cachet plus autobiographique, non pas qu'elle parle de moi comme individu ou qu'elle témoigne d'une histoire personnelle qui n'aurait eu pour seul effet de flatter un narcissisme que j'abomine. je voulais plutôt mettre l'accent sur des structures ou des idées qui vous constituent et constituent votre travail.
Ces structures peuvent s'exprimer dans différents matériaux et devenir sculptures en briques, dessins, textes ou peinture... Il n'y a pas à mes yeux tellement de différence...

E.D.: Mais les circonstances, le temps disponible, les moyens et les espaces proposés infléchissent d'une certaine manière votre décision vis-à-vis de l'un ou l'autre médium...
P.K.: En un sens cela peut être considéré comme le résultat d'une réaction aux circonstances.
Tout ce que je fais quels que soient les matériaux avec lesquels je m'exprime c'est la même chose, cela revient au même. C'est très difficile à définir, parce que c'est précisément ce qui constitue mon travail.

E.D.: Est-ce que vous ne travaillez pas alors en termes de stratégie d'approche de ces indéfinissables structures, de cet indicible dont vous savez la cohérence et que vous essayez de cerner comme totalité?
P.K.: J'ignore si la notion de totalité convient, je ne sais pas s'il y a un 'tout' à trouver. Par contre ce qui est certain c'est que, dans le cas précis de cette exposition j'ai essayé de penser en terme de cohérence. J'ai par exemple tenu à combiner l'exposition avec le livre qui constitue le catalogue de telle manière que le livre soit lisible sans que l'on doive nécessairement voir l'exposition. Les reproductions ne reproduisent pas toutes les pièces exposées. Elles ont une valeur par elles-mêmes. Chaque partie de l'exposition correspond à un chapitre du livre.

E.D.: Le couloir par lequel on accède à l'exposition donne accès à six pièces sur la gauche consacrées aux dessins et à la peinture et deux sur la droite dédiées à la sculpture. En dehors de cet espace aménagé vous avez également réalisé trois sculptures en briques.
P.K.: Dans la première pièce, j'ai accroché une série de dessins. Ils sont récents et n'ont pas été choisis pour des raisons esthétiques mais pour qu'ils livrent un maximum d'information à propos des structures. Nous revenons à ce terme. Il s'agit somme toute d'une métamorphose pour parler de ce qui constitue mon travail.
Pour le livre, j'ai été rechercher des dessins qui remontent aux années 50, parce que je crois que d'une certaine façon on ne change pas beaucoup, que nous sommes constitués en profondeur. Même si vous essayez et expérimentez tout un tas de choses, beaucoup de données sont là dès le départ. Jamais je n'ai pensé placer ces dessins des années 50 dans une exposition parce que ce serait à mes yeux une démarche trop prétentieuse.
Ce regard rétrospectif, j'ai essayé de le réaliser le plus possible au départ d'un travail récent. La seule exception concerne la pièce qui comporte les travaux des années 70. Les peintures réalisées à cette époque ont pour moi une valeur cruciale. Elles ont été réalisées à la suite d'une expédition qui m'avait mené en Amérique Centrale. En un sens tout part de là.

E.D.: Est-ce qu'il n'y a pas à travers votre démarche un souci premier pour l'architecture ?
P.K.: L'architecture renvoie à l'habitat, à la construction des maisons. Elle est fonctionnelle, mon travail ne l'est pas. Cela étant, l'architecture est une notion intéressante en tant que métaphore.
Ce n'est pas pour rien que j'ai placé un grand bronze dans cette exposition. Si vous le mettez en relation avec les constructions en briques, je crois que les constructions révèlent quelque chose de l'architecture du bronze. Quand de manière générale les gens évoquent la sculpture, ils parlent beaucoup en termes de surface. Cela ne m'intéresse pas du tout, je ne me sens pas du tout fétichiste et ne parle pas en terme de peau mais en terme de mur. C'est difficile à expliquer parce que l'artiste que vous êtes ne sait rien faire avec ce qu'il sait expliquer.

E.D.: Ne pourrait-on pas parler alors d'architectonique. Je pense aussi à votre formation première de géologue, celle qui est censée s'intéresser aux sédimentations, stratifications, gisements...
P.K.: Oui, mais dans l'histoire de l'art ce terme d'architectonique est également connoté. Malevitch l'a beaucoup employé, c'est quelque chose qui se trouve 'entre'. C'est une notion qui me paraît mystérieuse et je n'ai jamais bien compris de quoi il s'agissait, même si intuitivement je la ressens comme une notion importante. De manière générale, je n'ai pas de théorie à démontrer dans mon travail un peu comme c'était le cas pour les travaux minimalistes.
Dans les années 60, j'ai réalisé des choses très radicales qui avaient surtout pour but de me débarasser de tout un fatras théorique. En disant cela, je pense à ce qui se passe aujourd'hui: les jeunes qui font de l'art ont tellement le souci que cela ressemble à de l'art. En un sens je crois qu'il y a peu d'artistes, beaucoup d'entre eux ont des explications internes à ce qu'ils font, peu d'entre eux prennent le risque complet de pratiquer l'art, beaucoup s'en tiennent à une image sécurisante de l'art, à la narration...
Ce sont des fantômes avec lesquels nous travaillons tous. Je les rencontre aussi et je sais aujourd'hui que le travail ne fonctionne réellement que l'orsqu'on transgresse toutes ces données et qu'on va plus loin. C'est une des raisons pour lesquelles je garde chez moi plus longtemps les tableaux que j'ai réalisés.

E.D.: Est-ce que cette exposition à pour vous une valeur de 'somme' ?
P.K.: C'est une espèce de sommaire, de résumé au sens où chaque partie reprend des éléments du passé pour lesquels j'ai parfois été amené à réaliser des pendants. Je pense précisément à la série des tableaux noirs au format carré. C'est une référence à mes travaux des années soixante. Pendant quinze ans, je n'ai quasi travaillé que sur des formats carrés, c'était ma manière de sortir du dilemme qui consistait à faire de la peinture sans peindre. Dans les années soixante vous aviez l'Ecole de Paris, puis la peinture informelle, puis Cobra... C'était une peinture qui flirtait avec la peinture décorative. A côté de cela, il y avait le minimalisme...
En un sens, tout cette époque était très intellectuelle et cherchait à faire place nette ou table rase. Dans ces années là, l'art minimal a souvent été interprété de manière négative, comme une façon d'en finir avec l'art. Je crois avec le recul que c'était une manière de rendre l'art à nouveau possible.
En tout cas, c'est ainsi que j'ai commencé à travailler sur des formats carrés parce que c'est un format neutre et lorsque vous les placez les uns à côté des autres vous renvoyez à une certaine idée de système. C'était de la structure ou la texture qui pour moi prédominait. A cette époque mon travail était également lié à une série d'expéditions à caractère scientifique au Groenland, il s'agissait d'explorer un territoire d'une manière bien déterminée. C'est une impulsion ou une dynamique que l'on retrouve dans les travaux de cette époque.

E.D.: En 1970-71, vous partez pour les 'antipodes', après avoir exploré l'extrême nord, vous allez sous les tropiques comme si vous vouliez tourner la page...
P.K.: C'est à peu près cela en effet. La 'seconde' expédition a eu lieu au début des années 70 et s'est déroulée en Amérique Centrale. Les années soixante étaient très excitantes sur un plan théorique. C'est l'époque aussi où le groupe auquel j'appartenais à Copenhague a commencé à se dissoudre. En partant en Amérique, j'ai voulu prendre un certain recul, une certaine distance et me démarquer de toutes les questions théoriques. Je me suis rendu compte alors que toute mon éducation était placée sous l'emblème de la science, même mon éducation artistique. J'ai décidé de prendre un nouveau départ et d'en revenir à une simplicité de base. Pendant un certain temps, j'ai étudié la culture des Mayas, mais comme amateur. Avec du papier et un crayon, j'ai essayé d'explorer ce que je voyais. Nous travaillons en fait avec toute une série de conventions, d'objets artificiels. Je voulais savoir ce que cela signifiait de réaliser une image ou de tracer une ligne sachant qu'il s'agissait d'une convention historique. Lorsque je suis rentré, jai continué à peindre de cette manière que j'avais entamé en Amérique Centrale. Ces peintures sont très marquées, très connotées par leur époque, elles sont influencées par le Pop-Art tout en étant un peu kitsch.
D'une certaine manière, c'est à partir de là que mon véritable travail a commencé.

E.D.: Lorsque vous vous mettez au travail, est-ce que vous avez une certaine idée de ce que vous allez entreprendre ?
P.K.: Quand je travaille je ne sais en tous cas pas comment cela ressortira. Cependant personne ne peut nier l'importance primordiale de la couleur, elle prévaut absolument. Ma vision ou ma mémoire n'enregistre pas des formes mais des couleurs. Pourquoi, je l'ignore, même si c'est avant tout en cela que l'on peut dire que je suis un peintre nordique.
Il me semble aussi évident que ma peinture n'a rien à voir avec la nature, le paysage... Tout provient sans doute de la nature mais en même temps je suis un homme moderne qui vit en ville même si vous ne pouvez de nos jours avoir d'attitude naïve ou innocente vis-à-vis de la nature.

E.D.: Votre peinture ne se livre pas facilement, elle demande presqu 'à être affrontée, aussi chatoyante qu'elle puisse être...
P.K.: C'est vrai, lorsque vous regardez ma peinture, il y a toute une série de phénomènes perturbants qui entrent en jeu. De même, vous ne pouvez pas non plus en extraire un élément et essayer de vivre avec eux. Ils n'ont aucune excuse, aucune raison d'être, ne portent en elles aucun message, elles sont ce qu'elles sont.

E.D.: Il y a aussi toutes les questions qui tournent autour de l'espace...
P.K.: Oui, de manière genérale, il est là mais il s'affirme surtout comme obstacle, on n'y entre pas comme dans un tableau classique. L'autre possibilité, c'est que vous y entriez et aussitôt, l'espace se referme comme si vous vous trouviez confronté à un infranchissable mur de briques. Je n'ai pas non plus d'explication pour cela si ce n'est que c'est de cette façon que cela sort.
Je n'ai pas de programme, je peins en acceptant tous les risques. Les systèmes sont d'abord une manière de se prémunir contre les dangers encourus, vous pouvez l'intellectualiser, c'est une réaction qui vise à se préserver. Le ' vieil homme ' que je suis essaie d'aller toujours un peu plus loin.
Tout ce qui concerne la peinture se trouve en-deçà du langage. Nous avons tous lu des livres qui étaient très importants pour nos vies mais le peintre que je suis n'y trouve ni ressource ni secours.

E.D.: Cela se passe en termes d'émotions, de mémoire ?
P.K.: Pourquoi pas ? Sinon que tous les mots sont si difficiles à manier, c'est la même chose pour la mémoire: ce sont des points de vues et quand vous démarrez avec cela en tête cela n'en devient que plus difficile.Bien sûr que ce que je fais renvoie à cela mais en même temps cela ne résonne pas de manière aussi sophistiquée.

E.D.: Lorsque vous travaillez, vous jouez souvent avec plusieurs gammes de couleur...
P.K.: J'ai toujours employé des couleurs affirmées, contrastées. En même temps, j'ai toujours essayé de faire en sorte qu'au sein d'un ensemble chaque peinture attire votre attention parce qu'il y a un jeu de structures entre elles, aucune ne doit supplanter l'autre.

E.D.: Est-ce que d'une certaine façon chaque tableau n'est pas la suite du précédent ?
P.K.: Peut-être. En tous cas, jamais encore je n'ai eu l'impression de me répéter ou d'être arrivé au bout de moi-même. Toujours j'arrive à quelque chose de nouveau. Ce qui a changé avec le temps, c'est peut-être que je vois rapidement les limites de ce que j'entreprends. Jeune, je croyais pouvoir échapper aux limites. C'était une des illusions de la jeunesse et je crois qu'elle lui est nécessaire. Dans les années 60, nous avons redécouvert Picabia; c'était fantastique. Maintenant avec le temps on voit le système c'est-à-dire la limite et je crois qu'en vieillissant il y a des choses de ce type que l'on accepte. Les jeunes artistes doivent être de leur époque, totalement et radicalement, ils doivent essayer d'être à la mode. C'est ce que j'ai cherché aussi de mon côté et à mon époque, tout le monde est passé par là. En prenant de l'âge, on se donne la permission de faire des choses plus ' ennuyeuses ', plus ' banales ' ou plus simples et solides.

E.D.: Quand un tableau est-il terminé à vos yeux ?
P.K.: C'est une question, une intrigue en quelque sorte. Et ici je ne puis répondre autrement que de manière frustrante. Un tableau est finit lorsqu'il se présente comme tel, de manière inexplicable.

E.D.: Est-ce qu'il ne vous arrive pas de réussir un tableau du premier coup ?
P.K.: C'est un peu plus compliqué dans la mesure où chaque tableau demande une considérable somme de travail. Même s'il m'arrive de croire que je réussis des choses du premier coup, je suis obligé de constater après un certain temps que c'est mauvais. Chaque tableau d'ailleurs provoque en cours de réalisation un moment de répulsion, d'aversion que je dois surmonter après une heure ou trois mois. Et souvent, après un temps de travail plus ou moins long le tableau se trouve là, mystérieusement. Non seulement je n'ai rien à y redire mais le plus souvent, il me laisse pantois et muet, c'est ainsi.

E.D.: Ce que vous réalisez dans un domaine ne vous aide-t-il pas à interroger ce que vous faites dans un autre domaine ?
P.K.: Ce que j'ai fait en sculpture les dernières années me semble transparent, même si c'est très fermé par rapport à l'extérieur, l'idée principale porte sur le mouvement vers l'intérieur, invite autrui à marcher dedans. Je travaille sur cette notion de passage qui entraîne différentes expériences et je continue dans ce sens. Mais je crois aussi que le temps est venu d'en finir avec les sculptures en briques parce que j'ai fini d'explorer avec elles le terrain que je pouvais explorer avec elles. Je n'ai pas envie d'en réaliser qui n'auraient d'autre valeur que d'être simplement supplémentaire. Quoique vous fassiez, tableau, dessin, il y a toujours moyen d'en réaliser un de plus. Quel intérêt ? Cela ne veut pas du tout dire que je ne ferai plus non plus de sculptures publiques. J'ai quelques projets en cours mais j'attends qu'ils arrivent à une certaine maturité avant d'en parler plus. Tout ce que je puis vous dire pour le moment, c'est que dans mon esprit, une nouvelle forme est née. La répétition est aussi un outil, regardez Picasso. C'est je crois ce qui vient d'arriver avec les sculptures en briques, elles ont engendré quelque chose de nouveau.

E.D.: Comment en êtes-vous arrivé à réaliser des sculptures en briques ?
P.K.: Ces travaux ont toujours été réalisés en relation avec une sollicitation bien précise. Dans tous les cas, ils renvoient à une certaine 'situation'. Autrement dit, les travaux en briques proviennent d'une forme de demande. J'en avais réalisés quelques-uns pour le plaisir. Cela paraissait étrange, c'était une autre manière de regarder une problématique. Ils jouent sur l'espace intérieur et extérieur. Le fait est qu'on m'a demandé de plus en plus d'en réaliser pour des expositions éphémères alors que ce n'était pas leur esprit.
Ces sculptures renvoient à la place publique. Lorsque vous vous engagez sur ce terrain il faut être à mon sens extrêmement prudent. Je crois que la majorité des réalisations dans ce domaine de l'art public sont des échecs, il y a toujours quelque chose de déplacé dans la manière dont elles sont mises, elles veulent toujours en imposer et par là vous font d'une manière ou d'une autre violence. Dans ce que je fais, je veux être celui qui fait le premier pas. Les sculptures en briques comportent en elles une énormité: elles se trouvent dans votre chemin; c'est quelque chose de troublant mais vous pouvez passer à côté ou la regarder et entretenir une expérience mais il faut pour cela que vous ayez vous-même décidé de faire le premier pas. Il y a en elles quelque chose que je ne puis expliquer et il y a aussi mon étrange attirance pour le carré, cette figure qui m'intrigue depuis toujours. Intellectuellement, je suis fasciné par cette forme: en trois pièces je peux essayer de jouer avec le carré et le cercle c'est ce que j'ai essayé de faire à Grenoble.

E.D.: Depuis longtemps, vous ne vous étiez plus occupé d'organiser vous-même une de vos expositions. Quel est votre sentiment après cette expérience ?
P.K.: Je voulais m'occuper de cette exposition. Le plus souvent, c'est vrai, d'autres s'en occupent. Il y avait beaucoup de risques à entreprendre cette démarche. Je pense à la manière dont j'avais décidé de rassembler tous les petits projets en bronze et les projets en terre cuite. En moi j'avais pris la décision que ces petites sculptures allaient fonctionner mais sans le savoir.
Ici ma responsabilité était engagée. J'ai très vite abandonné aussi l'idée de travailler avec de trop grands formats, cela a aussi joué sur l'atmosphère de l'exposition.
Je voulais aussi jouer sur la notion de 'décision de faire le pas', de franchir un seuil entre l'intérieur et l'extérieur, accentuer la décision de rentrer dans une pièce au gré du corridor, d'enjamber les sculptures en briques.
D'un point de vue plus profond, une exposition comme celle-ci est profondément insatisfaisante parce qu'on se dit toujours que cela aurait pu être mieux et mieux encore, pas uniquement en termes de compétition, pas que je veuille être le meilleur mais parce que je veux des choses qui aillent plus en profondeur, qui aillent plus loin dans le sens de l'étrangeté de la vie.

Eddy Devolder