Per Kirkeby


 

"La vraie nature de Kirkeby"
Libération, Paris, Vendredi 24 Avril 1992, p.3

Ses peintures évoquent parfois un paysage, mais le peintre danois refuse cette ressemblance, comme toute autre étiquette. Et préfère en s'installant au Magasin de Grenoble, conter une histoire. Celle de son « objectif inconnu » ?

Réguliérement présent dans les grandes manifestations internationales, Per Kirkeby (né è Copenhague en 1938, vivant actuellement entre la capitale danoise, l'île de Lacso et Francfort où il enseigne) a relativement peu exposé en France. A signaler néanmoins : le Centre régional d'art contemporain de Labège près de Toulouse et le Centre de création contemporaine de Tours en 1987 ainsi que quelques participations à des manifestations collectives parmi lesquelles, la même année, l'Octobre des Arts à Lyon. Le Magasin de Grenoble présente un large éventail de sa production : deux cents pièces environ, anciennes et récentes, et trois sculptures monumentales en brique d'argile de la région lyonnaise.
Ainsi, cet artiste, à la fois peintre, sculpteur, dessinateur, graveur, cinéaste, (et même ex-géologue), ressemble-t-il à son exposition, qui, sans
glisser sur le versant rétrospectif, invite à se promener dans des « paysages » variés pour mieux en découvrir les lignes de force: rapports nature-culture, temps historique et temps présent, jeux de réflexions... Avec l'artiste en guide.

LYON-LIBERATION. Penser à exposer vos oeuvres en fonction d'un licu n'est pas dans vos habitudes...

PER KIRKEBY. C'est vrai. Chaque année, j'ai de nombreuses expositions dont je ne me soucie guère. Moi, pendant ce temps, je me consacre à
mon travail. Je pense qu'une oeuvre est bonne si elle peut « tenir debout » dans n'importe quel contexte. Mais ici, c'était différent. A cause du lieu lui-même qui est très spécifique . En outre, il pose des problèmes de dimension et d'ouverture, parce qu'il est très vaste avec sa « rue » centrale et ses espaces fermés. J'ai donc eu envie de raconter une histoire au fil de l'exposition, non pas ma propre histoire, celle de ma vie privée (ce ne serait guère intéressant), mais plutôt une histoire ayant trait à la manière dont certains principes ou méthodes d'organisation semblent déterminer notre vie.

LYON-LIBERATION. Comment avez-vous pensé l'adéquation entre cette histoire et les propositions plastiques induites par cet endroit ?
P.K. D'abord j'ai tenu à ce que l'ensemble soit en relation étroite avec le livre qui accompagne l'exposition et qui n'est donc pas un catalogue. De la même manière que chacune des salles renvoie à un chapitre, certaines d'entre elles correspondent à ce que j'appelle des excursions et d'autres à de vraies expéditions, dans un sens métaphorique bien sûr. Ainsi, dans la première salle, j'ai mis des dessins qui ne sont sans doute pas les plus beaux mais qui, à mon sens, recèlent le plus d'informations sur ma manière de travailler, commencée dès les années 5O. Et dans le livre, je montre quelques petits dessins, datés de cette époque, quand j'étais encore au lycée, et qui fonctionnent comme un texte: on peut vraiment les «lire». Il y a ainsi tout au long de l'exposition, pas à pas, des éléments autobiographiques. Je tenais aussi, par exemple, à ce que les dernières peintures soient, tout bêtement, très solides, très picturales au sens le plus démodé du terme. C'est à dire qu'on puisse en retirer quelque chose à condition de passer un certain temps à les contempler. En fait, j'ai essayé de raconter un peu l'histoire du vieillissement.

LYON-LIBERATION. Souvent, on cite la nature ou le paysage parmi vos motifs principaux...
P.K. Beaucoup de gens parlent de nature à mon sujet parce qu'ils se disent: « Tiens, là, ça ressemble à un arbre... il y a des couleurs superbes comme dans la nature... », etc. Personnellement, je déteste ça. Cette ambiguïté me gêne toujours car pour moi, il n'est absolument pas question de cela. Certes, il est bien évident que bon nombre de choses viennent de la nature et qu'on peut toujours considérer l'art comme métaphore de la nature, de même que l'art pictural ne peut naître que de ce qu'on a déjà vu. En ce sens, la nature y sera toujours omniprésente, mais c'est un sens banal et naïf qui ne m'intéresse pas. Et quand on parle de paysage, on pense toujours à quelque chose de très conventionnel. Au plus haut niveau, on évoquera les impressionnistes. Mais il s'agit là d'une perception complètement historique de la nature. La « vraie » nature n'a rien à voir avec cela, on le sait. Jeter un coup d'oeil sur la « vraie » nature, c'est pouvoir créer une image qui se situe au-delà du langage. Car on ne voit pas avec ses yeux mais avec des éléments du langage. Et c'est très pratique. Cela dit, cette simplification a aussi un côté négatif, un côté aveugle. Sans qu'il s'agisse d'une révélation, j'ai quelquefois la forte impression de voir la vraie nature : et c'est dans un sens beaucoup plus cru, beaucoup plus sombre, beaucoup plus « dangereux ».

LYON-LIBERATION. Comment travaillez-vous ?
P.K. Je travaille très longuement sur mes peintures. Mais souvent, j'ai tendance à vouloir m'arrêter au moment où je trouve que c'est intelligent, où j'ai l'impression que je peux expliquer. Or, c'est là que la peinture est faussement achevée. Voilà le vrai piège. Et de nos jours, la plupart des oeuvres sont ainsi: elles peuvent satisfaire l'intelligence, et donc aussi les médias, les magazines d'art, les critiques... Car il est facile d'écrire sur quelque chose qui démontre sa problématique. Mais que dire d'une oeuvre qui ne met pas cette problématique en avant, qui n'a pas de lignes directrices ? Tant d'artistes semblent s'être adaptés à cette situation, en rapport direct avec la scène de l'art, avec toutes ces expositions gigantesques, comme la Documenta de Kassel ! lls ont su y répondre en produisant ce qui était sensé répondre à un tel contexte. Et en consé-quence personne ou presque n'ose faire une oeuvre qui ne correspondrait pas à une étiquette donnée. C'est la raison pour laquelle ma « carrière » a pu être « ralentie » par ma non-conformité.

LYON-LIBERATION. Ne devez-vous pas participer à la prochaine Documenta ?
P.K. C'est exact. J'ai plutôt tendance à préférer les petites excursions, mais j'aime bien tenter une expédition plus importante. J'ai ainsi l'impression d'évoluer, mais puis au sens d' une « progression » car, pour moi tout est cyclique. C'est là d'ailleurs la grande différence entre un européen et américain qui, lui, se situe toujours dans un mouvement progressif: « go ahead, young man ! ». Et ce qui nous distingue, nous européens, c'est que tout a été fait auparavant. Nous ne faisons que répéter, ce qui est la chose la plus difficile et qui n'a rien à voir avec les oeuvres des architectes post-modernes. Alors, il y a, bien sûr, dans mon travail, certaines traces qui peuvent rappeler des paysages, au sens le plus large du terme. Mais c'est parce que je suis né dans cette tradition. Pendant des années, j'ai pensé que je pourrais y échapper et j'ai fini par réaliser que ce n'était pas possible. Ce qui ne signifie pas qu'on doive accepter totalement ce contexte. Mais cela permet de constater que certaines provocations sont souvent stupides et qu'elles ne satisfont qu'une toute petite part de votre être. On ne fait plus alors que de l'art sur l'art, de I'art tautologique. Je préfère m'intéresser à la manière de nourrir cette autre part de nous-mêmes que représentent l'imagination, l'intelligence et la vie spirituelle, toutes choses qui ne se limitent pas entièrement au langage.

LYON-LIBERATION. Peut-on dire de votre peinture qu'elle est expressioniste ?
P.K. Pour moi, cela n'a aucun sens. L'expressionnisme correspond à quelque chose d'historiquement daté, tout comme le fauvisme ou n'importe quel autre mouvement. Je ne me sens donc pas vraiment concerné par ce label, à l'exception peut-être de sa signification la plus primitive qui évoque tout bêtement le fait qu'on exprime quelque chose. De même que je ne me sens pas proche du début des années 80, époque à laquelle on proclamait: « Maintenant la peinture revient ! ». Ce n'était pas la peinture qui revenait, c'était un certain style qui en appellait à ces vieux outils de la peinture que sont la toile et les tubes de couleur. Pour ma part, je n'ai jamais eu de système, contrairement même aux artistes qui font de la peinture abstraite. J'essaye simplement de faire une peinture aussi « fraîche » que possibIe, ce qui suppose de s'élancer vers un objectif à peu près inconnu. Et cet objectif, je n'ai pas à le connaître à partir du moment où j'éprouve la sensation qu'il me convient.

Henri-François Debailleux