Per Kirkeby


 

"Per Kirkeby, de la géologie à la peinture"
Beaux Arts Magazine,Paris, Mars 1992, p.36-41

Peintre, sculpteur, graveur, cinéaste, écrivain, géologue et grand voyageur, le danois Per Kirkeby est un artiste contemporain dont l'éclectisme dérange.
Mais cette oeuvre hybride est avant tout un art de l'expérience: une mise à l'épreuve de toutes les formes, de toutes les pratiques léguées par l'Histoire de l'Art, une réflexion constante sur leurs relations au temps présent.
« Le Magasin » de Grenoble l'expose jusqu'au 17 Mai.


Qui tente de comprendre la nature du projet de Per Kirkeby se trouve dérouté par la diversité des formes qui le composent.

Tout en voulant préserver les différentes catégories d'une histoire de l'art qu'il connaît très bien, Kirkeby navigue à sa guise d'une forme à une autre, d'un matériau à un autre: bref, son oeuvre semble hybride au regard de celui épris d'unité et l'inventaire des genres qui la composent s'épuise et semble inopérant. Kirkeby est peintre, sculpteur, dessinateur, graveur. Il réalise des constructions environnementales et architecturales, des collages, des livres, des films, des poèmes, des essais littéraires et écrit un journal. Il construit des maquettes et des plans. Aussi est-on en droit de se demander quelles sont les intentions d'un tel artiste, tant sa position spécifique rend son projet véritablement inassimilable à l'une de ses catégories, tant elle les contient toutes et en déborde à la fois.
Pourtant, une autre dimension de l'oeuvre de Kirkeby étonne: si celle-ci est délibérément poreuse à toutes les formes d'expression au point d' y trouver là sa spécificité, elle semble à plus d'un titre apparemment inactuelle. A l'ère du simulacre généralisé et de la « dématérialisation de l'objet d'art », Per Kirkeby privilégie obstinément les formes et les techniques les plus traditionnelles. S'il se donne par ailleurs les moyens de les utiliser toutes, il les tient séparées et comme bien distinctes les unes des autres. Seules les installations des expositions qu'il réalise lui donnent l'occasion de juxtapositions où se retrouvent dans une même salle la nébuleuse d'une suite de peintures abstraites au format identique et l'architecture de briques d'une construction temporaire: l'hybride est dans le cas présent une catégorie de l'esthétique.
Mais l'inactuel - ou ce vague sentiment de formes et de signes du déjà-vu - n'est pas ici le seul fait de la technique ou des matériaux choisis. Car chaque oeuvre de Kirkeby semble traversée de résurgences d'un passé qui nous est proche et qui, peu ou prou, se compose des figures et des signes emblématiques de « l'art moderne » : une architecture de briques puisant ses sources à une typologie industrielle et monumentale du Danemark, une peinture « informelle » qui, implicitement, rappelle le triomphe de l'abstraction de cet après-guerre, une sculpture massive et de bronze évoquant les fragments du corps humain d'un Rodin qu'il connaît bien pour avoir publié un essai sur son oeuvre.
Seuls dans cet inventaire de ce que Kirkeby appelle « des images d'images », les films et les documentaires qu'il réalise ou les performances qu'il fit avec Nam June Paik et Charlotte Moorman à New York, avec Immendorff à Aachen à la fin des années 60 semblent déroger à la loi du genre. Et c'est parce que toutes ces formes se cherchent entre elles dans un jeu de rebonds - que Kirkeby ménage de séries en séries et d'expositions en expositions -, que son projet esquive la nostalgie, toute forme de retour ou de « poétique des ruines ». Il s'agit là d'une «esthétique du divers » qui, dans la méthode comme dans le résultat, se veut tout entière soumise à « l'expérience »: la pratique de Kirkeby refuse de s'établir.

L'éclectisme comme interrogation sur les pratiques artistiques

« Naviguant au risque d'échouer », Kirkeby ne souhaite pas qu'on le situe. Dès lors, la question de l'hétérogénéité du style et de sa signification revient là comme l'une des questions spécifiques de notre contemporanéité : un Kirkeby est difficilement reconnaissable par rapport à un autre si ce n'est au travers des séries que lui-même s'attache à préserver. Est-ce là, se demande Denys Zacharopoulos, « un désir d'anonymat » ou bien, avant toute autre chose, la tentative d'une permanente redéfinition de ses intentions ? Ce que cherche Kirkeby - et c'est en cela qu'il est notre contemporain -, c'est peut-être la reconnaissance implicite de la flexibilité de la pensée et de la spécificité réflexive de la pratique de l'art: une analyse de ses intentions et de ses finalités. Ainsi sa méthode ne donne-t-elle pas raison à la tradition mais se joue d'elle et se l'accapare en autant de remises en jeu possibles. Il s'agit là d'interroger le pouvoir d'une forme donnée et les conditions possibles de sa persistance dans la durée. L'art de Kirkeby a le souci des formes de l'histoire.

Le géologue et l'anthropologue


Au début des années 60, membre de l'EKS, école d'art expérimental de Copenhague, Per Kirkeby se liait à Joseph Beuys et aux membres du groupe Fluxus. De cette époque, il ne subsisterait pas grand chose dans la forme actuelle de son travail, si ce n'est dans l'esprit: Beuys et Kirkeby ont en commun d'être serviteurs de la nature et disciples de l'expérience. Et si Beuys s'intéressait aux sciences naturelles, Kirkeby est quant à lui géologue. On sait d'ailleurs qu'il a régulièrement participé à de grandes expéditions au Groenland et dans d'autres pays et, dès lors, l'analyse de son oeuvre ne saurait ignorer cet aspect.
Car il y a indubitablement dans le projet de Kirkeby la difficile résignation de l'abandon de l'histoire de l'art au profit de l'anthropologie. C'est un peu comme si l'anthropologie avait en quelque sorte gagné son oeuvre et conduit tout du long ses recherches; l'anthropologie comme empirisme du terrain, comme volonté constante de rendre compte des activités humaines sans pour autant se constituer en science. L'anthropologie, dont l'origine et l'ancrage seraient avant tout à chercher dans le dessein de construire des modèles abstraits « ayant pour vocation une mise à l'épreuve
ayant pour tâche de se trouver des objets empiriques et de se donner des objets de connaissance » (Gilles Gaston Granger, Pour la connaissance philosophique, éditions Odile Jacob, 1988).

Le temps et la mémoire

Aussi, le parcours de Per Kirkeby ne semble pas tant l'inventaire iconique de l'histoire de l'art que la recherche d'un possible renoncement: une sorte d'altération, de dilution, de nébuleuse dans une pratique volontairement discontinue, fragmentaire et fragmentée. Qu'on regarde ses premières « sculptures de briques » réalisées en 1967 en parallèle à ses arrangements de pierres qui développent une réflexion soutenue sur le thème du monument et de sa désarticulation. Qu'on regarde des oeuvres de 1966 comme House, Fence ou Brick dans lesquelles la structure s'étiole dans la peinture et la fine texture de la toile. Qu'on regarde ses pastiches - le pastiche tient de la moquerie - de Schönbrunn (1974) ou d'une église de Constantinople (1978). Qu'on regarde enfin dans les peintures où apparaissent les briques d'une architecture réduite à l'état de fantôme (1971-1972), l'expression constamment « duelle » d'une structure et de sa déconstruction: l'art de Kirkeby questionne un lexique de formes perdues qu'il paraphrase, cite jusqu'à épuisement. Il témoigne de l'érosion des choses et du conflit de la vanité des hommes face à la nature. Il renvoie dos à dos le temps et la mémoire. Transitoire par essence, il interroge en autant de formes et de signes connus les conditions de sa possible survivance et s'empare de systèmes historiques connus pour les mettre à l'épreuve de notre présent.

Bernard Blistène