Barbara Kruger


 

"Une femme s'affiche"
L'autre journal, Paris, octobre 1992, n°28, p. 26-27

 

une femme s'affiche

Artiste, féministe, Barbara Kruger est l'une des plus originales et des plus acerbes designers américaines. Dans son oeuvre, dit-elle, « les images et les mots décrivent les heurts opposant nos corps aux jours et aux nuits qui les construisent et les contiennent ».

L'Amérique est-elle en train de revenir aux « valeurs traditionnelles »?
Absolument pas. Ce qu'on a vu lors de la Convention républicaine (avec l'exaltation de toutes les valeurs réactionnaires et religieuses fondamentalistes), c'était une manifestation d'hystérie; une manifestation de la peur que leur inspirent les changements qui sont en train d'intervenir (qu'ils les autorisent ou pas). Tout ça, c'est de la peur!
Plus de 50 % des salariés aux Etats-Unis sont des femmes: c'est trop tard, on ne reviendra pas en arrière ! Le temps est de notre côté. C'est tout!
En fait, de nombreux républicains sont conservateurs sur le seul plan fiscal ou financier. Mais dans le domaine social, ils sont beaucoup plus à gauche. Ils n'ont pas besoin que Bush leur dise que « Dieu fait partie de son comité de soutien »!
Je pense que ce sont les mots et les images qui ont le pouvoir. Il est important de faire des images fortes visuellement, pour inciter les gens à « penser » et à « regarder » quelque chose, il faut les intriguer pour les attirer et pouvoir les frapper. Je suis une femme et j'ai choisi le label « artiste » pour tout ce que ça représente dans notre société. Et je suis certes une féministe. Mais, pour moi, ça ne signifie pas qu'une seule chose. Il y a tellement de façons d'être une féministe! On n'a même pas forcément besoin de se baptiser soi-même féministe. Je ne soutiens pas chaque femme, ou chaque membre d'une minorité ethnique.
Au sein de la WAC (Women Action Coalition), nous nous demandons comment on peut opérer des changements. Depuis 12 ans, l'Amérique a souffert de gouvernements incroyablement régressifs qui ont essayé de rogner sur les droits des femmes, sur les programmes d'aide sociale et d'ignorer les problèmes de crack et de sida. Comme s'ils avaient peur...
Et ils ont quelque chose à craindre parce que les Etats-Unis ne sont désormais plus un pays prédominant.
En fait, nous menons un combat contre les clichés du nationalisme.
WAC est l'un des nombreux groupes qui se battent pour ces changements. Une organisation féminine n'est pas un « système» comme je viens de les décrire, comme le sont des organisations plus anciennes comme NOW (National Organisation of Women). Je les soutiens mais j'ai toujours pensé que je n'y avais pas vraiment ma place: je viens d'un milieu différent et j'appartiens même à une génération différente.
Je ne m'intéresse pas à la guerre des sexes, je ne pense pas que les femmes sont bonnes et les hommes mauvais, c'est beaucoup plus compliqué.

Vous acceptez le label « artiste américaine »?
Je n'aime pas entrer dans ces considérations d'identité nationale. Encore une fois, en tant que femme, j'ai eu de la chance de naître en Amérique où il est plus facile d'être une artiste qu'ailleurs...

Comment vous définissez-vous ?
Je cherche à me démarquer des prises de position, disons, gouvernementales. Qui sont repressives, qui nient l'évolution des mentalités en matière de sexualité ou de racisme, qui caractérisent « l'Amérique émergente ». Ce que je peux dire, c'est ce que je suis du côté de la pluralité, du côté des différences; plutôt du côté de l'horizontalité que de la verticalité; je ne suis pas intéressée par les idéaux, ni par la dualité vainqueurs/perdants ou l'opposition bien/mal; il serait intéressant de ne pas chercher un nouveau héros, un nouveau credo ou une nouvelle «bonne voie », mais de supporter des idées qui soient des critiques du système, qui se demandent «comment fonctionne le système ». Je ne veux pas « l'autre côté de la pièce », je refuse les systèmes binaires. Je ne veux pas le choix entre pile et face, je veux une autre sorte de pièce: je veux changer la monnaie!
C'est un état d'esprit combatif. Je fais des suggestions. Par exemple sur la façon dont les images ou les mots nous déterminent. Ce n'est pas seulement de la sémantique. Un de mes combats, c'est de m'interroger sur les définitions qui structurent notre vie.
L'armée américaine a un slogan pour convaincre les gens de s'enrôler qui dit: « Be all you can be ! » (Soyez tout ce que vous pouvez être !) J'aime ce slogan.

BARBARA KRUGER expose du 26 septembre au 15 novembre au Centre national d'art contemporain de Grenoble.