Barbara Kruger


 

E. V. -Fraenckel
"Qui a peur de Barbara Kruger?"
La Lettre Grenoble Culture, Grenoble, Septembre 1992

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QUI A PEUR DE BARBARA KRUGER?
"Qui écrira l'histoire des pleurs?
Qui troque la peur contre une étreinte?
Qui préfère les questions aux réponses?
Qui préfère le plaisir au désir?"
Telles sont quelques-unes des questions que Barbara Kruger pose au visiteur qui pousse la porte du Magasin. Habillés de textes, balisés d'affiches elles-mêmes zébrées de mots, les murs de la Rue se jouent du rouge, du noir et du blanc, couleurs fondamentales qu'affectionne cette artiste. Nous l'avons rencontrée.
Avez-vous, à travers vos textes et vos images, le désir de délivrer un message?
Non. J'en délivre un au sens où toute parole peut être interprétée comme message, comme un discours moralisateur ou politique. Je n'ai pas de vision ni de visée moralisatrice, je cherche plutôt à révéler les mécanismes du pouvoir omniprésent dans notre société, particulièrement ceux auxquels les femmes sont soumises.
Vous revendiquez-vous comme une artiste américaine, féministe de surcroît ?
Je n'aime pas les catégories et les "boîtes" dans lesquelles l'on enferme trop facilement les gens. Cela trahit un pouvoir, une discrimination. Evidemment, je suis une femme et dans la culture américaine, en tant qu'artiste, cela a un sens particulier. Par ailleurs, la condition des femmes n'est pas la même partout dans le monde et je me garderai bien de la généraliser.
Cependant, dans votre travail, s'il fallait en trouver une, quelle serait la part féminine, non féministe?
Peut-être serait-ce dans la volonté de m'éloigner d'un art trop cérébral, de réintégrer le corps avec sa chair, ses désirs, ses souffrances, ses attentes ; un corps qui a disparu de l'univers des stéréotypes dans lequel nous vivons, un corps réel, et de ce fait provocant.
De quelle façon avez-vous pris conscience de ces mécanismes de pouvoir que vous stigmatisez dans vos divers travaux?
Je suis issue d'un milieu très modeste et, dès l'enfance, j'ai été choquée par les phénomènes de différences, de discriminations, qu'ils aient trait à l'argent, à la couleur ou au sexe. Par la suite, j'ai exercé la profession de designer pour des magazines et tout en étant très sensible à l'aspect formel de mon travail, j'en ai très vite ressenti les limites. Le fait de travailler en tant qu'artiste, bien que n'ayant suivi qu'un an d'école d'art, m'a permis de trouver un véritable sens, de combler un vide. J'ai utilisé dès le départ les images et les mots parce qu'ils nous permettent de savoir qui nous sommes et qui nous ne sommes pas.
I/we, you... vous employez très souvent des injonctions ou interrogations...
J'aime ce style très direct qui est propre aux Américains. De plus, il implique immédiatement, violemment parfois, le spectateur. J'écris mes textes et les mets en rapport avec des images que je découpe dans des journaux, de vieux livres, des affiches, des magazines. Je choisis ensuite l'image et le texte qui révèlent, parfois brutalement, quelque chose de réel, de vrai, d'authentique. Mes images varient par leur échelle, leur format, le contexte qu'elles évoquent. Les mots eux, sont toujours en rouge, simplement parce que j'aime cette couleur.
Vous mettez les gens en garde contre les stéréotypes. Comment échappez-vous, vous-même, aux stéréotypes?
De la même façon que je pose un regard critique sur la société, je suis critique par rapport à mon propre travail. C'est fondamental pour un artiste. Je tâche d'être vigilante bien que je sache que personne n'est extérieur à sa propre culture. J'essaie de garder une distance par rapport à moi, à mon travail, à mon propre statut d'artiste.
Avez-vous le sentiment, à travers ces images et ces textes, d'écrire depuis quinze ans votre autobiographie?
Pas vraiment. J'écris des critiques de cinéma et télévision dans des journaux comme Art-forum, New-York times, Village-voice... J'ai aussi travaillé à faire paraître cet automne un ouvrage de Craig Owens, Beyond recognition et je publierai l'an prochain un recueil de mes textes Remote powers.. Bien sûr, je parle de moi mais cela est diffus, présent derrière toutes ces activités.
A Grenoble, vous avez écrit sur la grande porte d'entrée du Magasin...
Avec ces mots et ce jeu de rouge et blanc, je pose la question du statut et de la fonction d'une institution destinée à valoriser l'art contemporain et, de façon plus large, celle du rôle de la culture.

Propos recueillis par E. V.-Fraenckel, le 25 septembre.
Jusqu'au 15 novembre au Magasin.