Daniel Soutif
"Grenoble, Meltem pot" (extrait)
Libération, Paris, Vendredi 2 Septembre 1988, Page 30
Les artistes présentés au Magasin ont « navigué entre
spiritualité et rationalité ». Ce qui explique peut-être
le caractère décousu et hétéroclite de l'exposition.
Rien à voir avec les oeuvres sérielles et calculées
de Lohse, qui s'alignent, elles, au musée de peinture en une rétrospective
jubilatoire.
« Meltem » était en grec le nom d'un vent. A supposer que
ce vent ait eu pour particularité de souffler dans de multiples directions,
on ne pouvait choisir meilleur titre pour l'exposition organisée par Franz
kaiser au Centre national d'art contemporain de Grenoble.
Inspirée par un opéra de Iannis Xenakis tiré de l'Orestie d'Eschyle,
cette ambitieuse exposition frappe par son caractère décousu.
Le visiteur qui, démuni de catalogue explicatif, se contenterait de
parcourir les salles du Magasin - c'est le nom du centre grenoblois - serait
bien en peine de saisir le lien qui a présidé à la réunion
non seulement des artistes, mais encore des oeuvres dont « Meltem » est
le résultat supposé.
Passant d'un modeste triptyque photographique, qui n'ajoutera guère à la
réputation de l'excellent artiste allemand Lothar Baumgarten, à de
grandes images des duettistes américains Clegg et Guttmann, puis un
ensemble de multiples de Joseph Beuys, peut-être pourrait-on d'abord
supposer qu'on a voulu souligner une certaine dimension ethnologique de l'art
d'aujourd'hui. Les objets sacralisés par la signature de Beuys - pelle,
traîneau et autres babioles réunies à l'enseigne de « Difesa
della Natura » - pourraient figurer dans un musée des arts et
traditions populaires. On n'en dira pas autant des grands portraits de Clegg
et Guttmann, mais on accordera que l'ethnologie - fût-elle celle d'une
certaine bourgeoisie new-yorkaise - n'en constitue pas moins l'une des perspectives.
Quant à Lothar Baumgarten, il est un peu le Lévi-Strauss de l'art
contemporain. Satisfait d'avoir ainsi saisi une possible liaison entre les
oeuvres qui ouvrent l'exposition, on déchantera vite en contemplant
le grand mur peint en jaune sur lequel Jean-Michel Alberola a accroché,
face aux multiples de Beuys, quelques-uns de ses tableaux signés Actéon.
Plus trace de la moindre préoccupation anthropologique dans cet art
qui fait référence à l'histoire de la peinture. De même
chercherait-on en vain semblable préoccupation dans la jolie installation
de Sarkis ou dans les invraisemblables dégoulinures d'hémoglobine
dues à l'Autrichien Hermann Nitsch, à moins qu'on ne leur concède
la signification rituelle à laquelle elles prétendent.
Force est de constater que, plus on avance dans le parcours, plus le sentiment
d'hétéroclite augmente. Que font, par exemple, les habiles combinaisons
de dessins grand format de Serge Spitzer en regard du beau Paolini dressé dans
la salle suivante, ou encore les deux Twombly fort inspirés qui font
face aux peintures un peu laborieuses de Pierre Weiss, sans parler du splendide
isolement sur lequel règne une grande oeuvre sur cuivre de James Brown,
ou surtout la monumentale pyramide dressée par Sol LeWitt dans le vaste
espace ouvert qu'au Magasin on a surnommé « la rue » ? Mystère
!
Ce n'est malheureusement pas dans le texte de presentation rédigé par
Kaiser pour le catalogue, malgré les sévères remarques
critiques qu'il contient au sujet des expositions thématiques, qu'on
trouvera les explications qui leveront les interrogations, sauf à se
contenter de l'invocation du fait que tous les artistes invités « ont
parcouru le monde », « ont traversé les frontières
entre spiritualité et rationalité » et, donc, « se
situent dans une autre vérité, une vérité poétique,
celle du mythe »...
A la décharge de Kaiser, on versera néanmoins ce fait que le « white
cube » des espaces muséaux, qu'il évoque dans le texte
déjà cité, est probablement moins propice à son
propos que ne devait l'être le cadre magnifique du château d'Oiron
où fut présentée, à l'automne dernier, une première
version de « Meltem » à l'occasion de laquelle les mêmes
artistes avaient en outre travaillé in situ. Espérons
que la magie dont parle volontiers Kaiser et sur laquelle il a un peu trop
compté à Grenoble sera au rendez-vous lors de la troisième
présentation de « Meltem », qui se tiendra à Naples
au cours de l'hiver prochain.
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